Premières impressions
Dans le minibus affrété pour nous convoyer de notre hôtel à Paisley Park, les gens sont calmes. Certaines ont teint leurs cheveux en violet (ce qui ne manque pas de courage). Certains sont silencieux, d’autres visiblement émus. La moyenne d’âge est assez élevée. Un écossais affable à la cinquantaine bien sonnée est du voyage avec son épouse. Ils ont vu Prince pour la première fois en 86 à Londres, l’écoutent depuis Controversy. Leur fils de 26 ans est musicien. Grâce à Prince, m’explique-t-il les yeux remplis de fierté. Arrivés sur place, nous sommes pris en charge dès notre sortie du bus par un staff prévenant et bien organisé. Pas de téléphone portable (tous doivent être rangés dans une pochette hermétique et scellée à l’aide d’une machine qui semble avoir été volée chez Zara ou H&M). Pas de tablettes. Pas d’appareil photos. Les carnets de note sont autorisés fort heureusement.
On se range en file indienne devant l’entrée principale du Park. À peine franchi le hall d’entrée, on nous escorte vers l’auditorium (la fameuse salle de concert qui peut accueillir plus de 1800 places assises). La scène est au fond de la salle, remplie de chaises pliables en plastique noir. À l’autre extrémité, derrière la console son et les caméras, on peut voir une estrade où se trouve la famille de Prince. Alfred Jackson, habillé de pied en cap en Harlem Hustler violet, semble un peu plus fatigué encore que d’habitude. Les autres demi-frères et sœurs semblent figés, comme absents à eux-mêmes, dépassés par ce qu’ils vivent, seuls. Tika, toute petite, elle aussi est présente.
Amsterdam 2014
La journée doit commencer par une projection dont on ne sait rien. Après quelques mots assez anxiogènes de la part du responsable logistique de l’évènement (en substance : « si vous voyez des gens qui ne se comportent pas bien, faites-leur savoir ou bien venez nous le dire »… Ambiance…), Damaris Lewis s’avance sur scène. Sculpturale, élégante, belle, grave. Son apparition déclenche un tonnerre d’applaudissements. Elle commence par remercier la famille et tous ceux présents dans la salle. Puis elle nous explique, si besoin en était, que la règle d’or de l’endroit reste bien le « no cell phone« , même après le départ de son propriétaire. Visiblement émue mais en pleine maîtrise d’elle-même, elle parle de la relation qui lie les participants au disparu : « We all form a common nucleus that cannot be broken« . Elle verbalise ainsi ce qu’est aussi cette Celebration : une manière de clore la période de deuil et de la dépasser. Damaris nous annonce ensuite que nous allons assister à une projection de 45 minutes du concert du 25 mai 2014 à Amsterdam. Manifestement, certains dans la salle y étaient. Et que ce soir, l’oncle George Clinton jouera. Tonnerre d’applaudissements à nouveau.
Les lumières s’éteignent. Something in the water does not compute remplit l’écran et l’espace. Ce qui frappe d’emblée, c’est la qualité ahurissante (et je pèse mes mots) du son. Que ce soit au cinéma, sur scène (une vingtaine de fois pour ce qui me concerne) ou sur disque, jamais Prince n’a sonné comme ça. Jamais. Ça vous transperce le plexus. Ça vous tape au fond de l’estomac. C’est époustouflant. Le surround révèle toutes les nuances du jeu de Prince et du groupe. Ce qui est remarquable aussi, c’est le silence religieux de la salle. Tout le monde est saisi. Les larmes coulent. Les sanglots s’échappent discrètement. Suivent Pretzelbodylogic et What’s my name. L’image est d’une qualité cristalline, on est sur scène avec lui.
Puis, c’est au tour d’un piano medley de s’offrir à nous. How Come U Don’t Call Me Anymore, très fidèle à l’original, ouvre le bal. La salle sort de sa triste torpeur et commence à réagir. La voix de Prince habite toute l’assistance grâce à ce son, encore et toujours ce son, qui laisse tout le monde interdit. Condition of the Heart, Diamonds & Pearls (que l’on se prend aujourd’hui à trouver touchant) et, enfin, The Beautiful Ones. Les prémisses du Piano & Microphone Tour en somme. L’émotion est plus que palpable. Projection cathartique. Moment de communion. C’est triste et beau à la fois. Et puis, apothéose, une version incroyable de Purple Rain, commencée au piano et qui digresse jusqu’à un discours de Prince poignant, qui enjoint les spectateurs à venir le rejoindre à Paisley Park, cet endroit où l’on s’aime et où personne n’est fou (sauf lui peut-être nous avoue-t-il, avec l’autodérision qu’il employait parfois). C’est son testament. C’est le retour à l’utopie fondatrice de l’endroit, aux paroles de la chanson de 1985, à ce que signifiait le Park pour lui et au rôle qu’il lui avait assigné. Il n’y aurait sans doute pas eu de meilleur choix pour commencer cette aventure. Les larmes coulent à nouveau, forcément.
Damaris revient nous saluer, explique qu’en effet, cet extrait n’a pas été choisi au hasard. Il y aura trois autres projections dans le week-end. Toutes inédites apprendra-t-on plus tard dans la journée.
Déjeuner sous la tente
La logistique reprend ensuite le dessus et mon groupe est dirigé vers une tente dressée à gauche de l’édifice principal pour le déjeuner. C’est le dernier chef de Prince qui a préparé le repas. (Salade, pâtes au pesto et riz sauvage pour les gastronomes obsessionnels.) Omar Baker déjeune seul dans un coin, c’est assez triste. Ma voisine est une dame qui vient de prendre sa retraite, de père africain-américain et de mère française. Elle est née à côté de Bordeaux, son père était militaire ; elle est partie de France à l’âge de deux ans et me raconte avoir vu Prince jouer sur scène la première fois en première partie des Rolling Stones sur la tournée Controversy !! Une femme douce et nostalgique.
NPG 1989-2000
L’après-midi commence par une table ronde animée par un journaliste de The Current autour duquel sont réunis Levi Seacer Jr et Tony M (tous les deux assez marqués par les années) ainsi que Damon Dickson et l’inusable Morris Hayes, champion de longévité de l’écurie princière, et à ce titre admirable exemple de résilience ! Après une séquence sauvage d’autographes qui tourne un peu à la foire d’empoigne, le journaliste part à la chasse aux anecdotes.
La première question donne le la : « What got you in Prince’s band » ? (Comment avez-vous été embauchés pour jouer avec Prince ?). Pour Levi, c’est grâce à Sheila E, avec laquelle il joua de nombreuses années. Lors de la tournée de Sheila E pour la sortie the A Love Bizarre, en première partie de Lionel Ritchie, Levi se fait remarquer par Prince. Et après la dissolution de The Revolution, il reçoit un appel de Prince : « do you want to be in my band ?« . Il n’a pas besoin de nous livrer le contenu de sa réponse, son sourire béat suffit pour la deviner…
Pour Morris Hayes, l’histoire est un peu différente, plus drôle. Il jouait dans un groupe qui se produisait au Glam Slam. Il fut remarqué par Prince à cette occasion, sans le savoir immédiatement. Pour la tournée Diamonds & Pearls, Prince avait fait le choix (discutable ?) de Carmen Electra pour la première partie de certaines dates. Mr Hayes fut choisi pour l’accompagner. Un peu plus près du soleil… Plus tard, le garde du corps de Prince, Gilbert, lui demande s’il veut rejoindre le NPG. Mr Hayes accepte sans hésiter, provoquant un immense soulagement chez Gilbert. Celui-ci avait en effet affirmé à Prince que Morris avait accepté avant même de le lui demander… La salle est hilare. Prince l’appelle dans la foulée. Morris, qui se targue d’être aussi blagueur que Prince, rejoue le dialogue, en prenant la voix de Jamie Starr pour imiter Prince :
- Do want to work for me? (Tu veux travailler pour moi ?)
- Do you want me to cut the grass for you? (Oui bien sûr, tu veux que je tonde ta pelouse ?)
- No, I want you to play in the band! (Non, je te veux dans mon groupe !)
Effet garanti sur l’assistance. Plus intéressant, Hayes confie que c’est un sentiment partagé d’allégresse et de peur qui l’a saisi alors. (« A dual feeling of elation and increasing fear.« )
C’est au tour de Damon Dickson et Tony M de répondre. Et leur récit mérite lui aussi d’être reproduit dans sa totalité
Les deux compères, avec Kirky J, étaient des habitués des concours de danse hebdomadaires organisés lors des soirées « Cabaret Nights » du First Avenue au début des années 80. En parallèle, les trois natifs du nord de Minneapolis avaient été sélectionnés pour faire de la figuration dans Purple Rain. Et entre deux prises, ils se retrouvent dans les toilettes du club et commencent à y faire les pitres et à danser. (Pourquoi, ça, on ne le saura sans doute jamais). Tout à coup, Prince ouvre la porte des toilettes. Il les regarde. Ne dit rien. Ressort en silence. Plus tard dans la journée, le manager de Prince les prend à part et leur demande de préparer des chorégraphies pour sept chansons d’ici le lendemain, et leur remet une cassette préparée par Prince à cet effet. Ils passent la nuit à s’entraîner dans le salon de l’appartement de deux pièces de la mère de Tony M, tous les meubles ayant été déplacés dans la chambre de celle-ci. La seule trace de ces efforts se trouve dans le plan unique du film qui montre les trois danseurs faire trois petits pas de dance sur la passerelle haute du club…! Tony M semble rire un peu jaune.
Les Game Boyz sont néanmoins appelés par l’entourage du musicien pour participer à la soirée de la première du film à Hollywood. Il leur avait été demandé de préparer pour l’occasion une chorégraphie sur Erotic City. Ils reçoivent les félicitations d’Eddy Murphy et George Duke pour leur prestation, mais rien de plus… Ils furent même obligés de payer leur ticket pour aller voir le film. Manifestement, l’évènement les a marqués…
Deux ans plus tard, on les retrouve dans un des clips de Madhouse. Et on leur demande de répéter pour participer à la tournée Sign o’ the Times. Et Tony M finit par recevoir un appel de Prince.
- « Bon, donc vous voulez venir faire la tournée avec nous ? »
- « Plutôt, oui ! »
- « Dans tes rêves. » (« Psych« ).
Tony M et Damon D rient jaune à nouveau. L’affront ne semble pas – à raison sans doute – être totalement derrière eux.
Pendant toutes ces années, Tony M et les deux autres avaient formé un groupe et jouaient un mélange de funk et de rap. Et lorsqu’enfin Prince les embauche, c’est pour être plus que des danseurs. « Il était temps ! » nous confient-ils (When we got the call, it was about time!)…
La deuxième question porte sur les aftershows. Un « amusement obligatoire » (mandatory fun) pour Levi. Il se livre avec candeur : cela n’avait rien d’amusant. La pression était énorme, et le rythme effréné. Levi devait se lever à six heures du matin pour assurer la promotion presse et radio en lieu et place de Prince qui refusait encore à l’époque tout interview ou presque. Trois heures de répétitions. Répétitions qui n’en avaient que le nom. Les arrangements de chaque chanson étaient modifiés entre chaque concert. Prince assumait : « vous n’êtes pas là pour vous amuser. L’amusement, c’est aux fans que nous le devons. Donnez tout ce que vous avez pour eux ». Et pour justifier cette constante quête du changement et de l’amélioration, Prince était transparent : « refaire la même chose m’ennuie. Et si je m’ennuie, alors tout le monde s’ennuie aussi. » Tony M complète avec une autre anecdote pour illustrer l’exigence sans limite de Prince. Il pouvait, en pleine répétition, demander à Tony M de s’isoler pour préparer un rap qui devait durer « 16 mesures » exactement…!. Puis, après les répétitions, le concert principal et enfin, souvent, un after-show. Et rebelote le lendemain… Morris Hayes résume : « trois mots définissent le rapport de Prince à son public : « love, artistry and dedication« ».
Levi termine en révélant qu’il était tellement submergé par le travail à cette époque qu’il vient juste d’écouter pour la première fois Sign O’ The Times et Lovesexy… Des propos qui font écho à ceux d’Eric Leeds dans sa préface à Purple Fam, le livre de Raphy : un musicien de Prince n’est pas nécessairement un fan…!
La question suivante a trait au travail en studio. À cette occasion, Morris Hayes nous fait partager la genèse de la création d’Exodus, témoignage précieux sur le processus créatif princier. Sonny T et Michael B répétaient un matin dans l’auditorium de Paisley Park où cette table ronde a lieu. Ils s’amusaient avec une espèce de bataille musicale : Michael B commence une rythmique à la batterie, s’arrête, et Sonny doit compléter la séquence sans casser le groove. Puis c’est au tour de Sonny de faire de même. Cette bataille stimule leur inspiration : les plans basse-batterie qui en résultent impressionnent Morris Hayes qui assiste à la compétition improvisée. Il va chercher Prince, qui n’est pas dans la salle. Prince regarde médusé ce qui se joue devant lui. Il décroche le téléphone, appelle les ingénieurs du son de permanence ce jour là et leur demande de préparer le Studio A. Les quatre s’y rendent dès que la mise en place est terminée. Le jour même, ils ont enregistré les neuf chansons de l’album, d’une traite, sans s’arrêter, dans la foulée. Et le résultat est un des albums les plus marquants de Prince pendant cette décennie selon Morris Hayes. On peut difficilement lui donner tort.
La dernière question porte sur l’héritage. Les réponses sont plus courtes, la session touchant à sa fin. Levi insiste sur l’importance de préserver cet héritage et insiste sur l’éthique de travail sans faille de Prince. Morris, de toute évidence d’humeur partageuse, explique que Prince avait toujours un temps d’avance sur la technologie. Il lui arrivait souvent d’avoir une idée qui semblait impossible à réaliser techniquement. Morris, qui se définit lui-même comme un geek passionné de technologie, lui disait alors « mais ce n’est pas possible de faire ce que tu me demandes, on ne va pas y arriver, les machines ne nous le permettent pas ». Prince se contentait de lui répondre « figure it out » : trouve une solution. Il poussait son entourage constamment à dépasser les limites. Levi complète en disant que Prince avait visualisé ce que la technologie lui permettrait d’accomplir avec dix ans d’avance. He was ahead of all of us. Un visionnaire.
Le « Musée »
S’ensuit la visite organisée du Park. Impressionnante, frustrante (la cadence est militaire), elle permet de se plonger dans l’univers créatif de Prince (visite des trois studios et des salles à thème désormais connues), aux côtés de la coiffeuse de Prince, présente pour l’occasion et prévenante. La petite taille des costumes est marquante. Toucher (avec des gants blancs) la guitare avec laquelle il a joué pour le Super Bowl est surréaliste. Parler avec un ingénieur du son de sa recherche de la note bleue (cf. le livre magistral d’Alexis Tain, le Cygne Noir, sur ce sujet) est un privilège et un bonheur. Évoquer avec un archiviste son travail (il s’occupe de recenser ses costumes et son fond de photos) tout aussi intéressant. On y apprend au passage que les architectes qui ont travaillé à la rénovation du Park après le mois d’avril dernier ont découvert une salle de montage vidéo secrète, remplie de cassettes Betamax au nombre desquelles figure le film du premier concert de Wendy avec The Revolution ! Et que l’archivage des pistes audio du Vault est loin d’être achevé… Après la photo-souvenir prise par une professionnelle devant le piano de Prince dans le studio (on nous promet de repartir avec un tirage papier à la fin de la Celebration), direction la salle de concert pour le concert de papy Clinton.
Dr Funkenstein
Pour tous ceux qui ont vu la troupe de George Clinton récemment sur scène, la performance n’a rien d’original. Elle se déroule en conformité parfaite avec tous les canons du P-Funk. Détail amusant, le gros son a fait fuir la famille au bout de quelques minutes ! La salle, elle, danse et chante à l’unisson du carnaval Funkadelic. Clinton, aussi rutilant que les bijoux volés de Kim Kardashian, joue à merveille le rôle que la vieillesse et les excès de substances psychotropes lui assignent depuis longtemps désormais : celui du chef de bande qui hurle (plus qu’il ne chante) les punch lines des titres les plus connus de Parliament-Funkadelic.
Les choristes féminines ont repris le flambeau des Brides du Docteur Funkenstein d’antan. Les MC apportent la street cred hip hop qui fait le pont entre les survivants et la nouvelle génération. Le groove est là, toujours, peut-être un peu moins fringant qu’il y a 20 ans à l’Elysée Montmarte, mais c’est toujours solide et explosif. L’esprit du P-Funk est bien vivant, le vaisseau spatial (et, peut-être, les acides) en moins. Atomic Dog, One nation under a groove, Flashlight, Give up the Funk, Night of the Thumpasorus Peoples, l’abécédaire est récité à la lettre, le missel lu à la virgule près. On regrette juste l’absence de reprise « nelsonienne »… Un We Can Funk aurait été parfait pour clore une première journée en tous points surréaliste.
Eric Fiszelson