Autant l’avouer tout de go, j’ai toujours entretenu un rapport compliqué avec Shelby J. Admiratif de sa voix si puissante et chaude, j’ai souvent été rebuté par son enthousiasme hyperbolique et donc parfois irritant. Mais il restait des places pour le premier de ses deux concerts de lancement de son album et je ne voulais pas rentrer à mon hôtel (avec vue imprenable sur un parking et une autoroute) tout de suite… Le moins que l’on puisse dire c’est que je ne regrette pas la cover charge.
Les musiciens prennent place avant l’entrée en scène de la choriste. Le son du Clavinet – si emblématique chez le Prince du début des années 80 – inonde le club de sa froideur électronique. La basse et la batterie s’installent sur un « 2 and 4 » impeccablement en place. C’est ultra tight. On est dans une bulle très RnB / soul des années 70, rendue plus aérienne encore par une guitare qui alterne cocottes funk et rythmiques « chicken grease » princières. Le pianiste place des accords qui sonnent exactement comme des lignes de cuivres, autre hommage au Minneapolis Sound. Sur un « on the one » de circonstance, la musique s’arrête et Shelby arrive sur scène. Elle remercie tout le monde et explique que son premier album s’appelle 10 car c’est son chiffre préféré (quel hasard) et que c’est le nombre d’années qu’elle a passé auprès de Prince, son mentor (là on comprend mieux !).
Un premier morceau prend le relais. Le son est chaud, rond, le tempo lent sans être lourd. On est à l’Église. Car si Prince est une influence évidente de Shelby, le gospel en est une autre, presque plus prégnante que la première. Aucune prise de risque mais c’est en place. Shelby est radieuse, communique avec son public et s’avère très drôle.
Le groupe enchaîne avec son premier single, sorti en janvier, All I want is U. Shelby est un peu rattrapée par ses travers et tend à forcer ses effets. Mais Adrian Crutchfield la rejoint pour la secourir et nous offre un solo très élégant.
Après cet intermède un peu cotonneux, retour au funk avec U are my super power. Sur ce titre, Shelby semble s’être inspirée par l’énergie – que l’on peut qualifier sans outrage de débordante – de Tina Turner, les cheveux en moins. Un solo très Dr. Fink période Head vient pimenter la sauce. Ça tourne sans être stupéfiant. Et puis, sur la fin, Shelby s’arrache, donne tout : un ad lib incroyable qui fait se lever toute la salle, qui hurle devant la performance vocale vraiment impressionnante de l’ex-choriste de Prince.
Run, une chanson acoustique au rythme lent, vient calmer les ardeurs du public. C’est de bonne tenue mais on frise l’ennui : elle coche toutes les bonnes cases et justement, peut-être à cause de ce côté scolaire, ça en devient lénifiant. Ou peut-être est-ce moi et le décalage horaire…
Mais la machine repart. Retour vers la musique soul des années 70, agrémentée d’une pointe d’acid jazz londonien dans les arrangements. On pense à Soul 2 Soul, aux Young Disciples. Le résultat est convaincant, aussi agréable que de marcher pieds nus sur une moquette épaisse. C’est imparable.
Le show continue avec « What this feels like« , titre sur lequel elle laisse son groupe (qui joue ensemble depuis longtemps et qu’elle a connu à New York il y a de longues années) s’exprimer. Shelby se transforme en maîtresse de cérémonie et fait venir sur scène un fan qui danse comme si son avenir – et celui de l’humanité entière – en dépendaient. Shelby commence alors à chanter et nous fait profiter de sa technique vocale. Le morceau se transforme en un funk choral qui sent bon les dimanches matins des églises baptistes de Caroline du Sud. Les deux choristes portent Shelby. C’est une réussite. (Traduisez : « punaise, ça fait du bien« .)
Les hostilités continuent avec un instrumental qui s’organise autour du saxophone alto de Crutchfield, qui décide alors de jeter en pâture les notes du thème de A Love Bizarre à son public princier (plus nombreux et violet que pour le concert de LP Music). Effet immédiat sur la salle qui exulte, unie dans le même réflexe pavlovien, résultat de décennies d’addiction princière.
A better land prend la suite. Le duo basse-batterie est au fond du rythme. Cet hybride funk-gospel est assez original, affranchi de l’influence de Prince, qui semble être pleinement digérée. Le morceau se termine par un a capella de Shelby très convaincant. Shelby nous confie ensuite que sa mère était chef de cœur à l’église et pianiste. Tout s’explique : Shelby a baigné dans la musique d’église depuis l’enfance et ça s’entend.
Après le passage obligé de la présentation du groupe, Thank U est le prochain morceau que la salle découvre. Un exercice de style RnB classique, inspiré par Ray Charles et Fats Domino. C’est une vraie « feel good song » qui monte en intensité vers la fin avec des « Thank U » crescendo scandés par Shelby jusqu’à être recouverts par les hurlements de plaisir de la salle.
Le RnB laisse la place au funk de Black Gypsy #1. Un gros funk qui tâche, organisé autour d’une rythmique à la guitare qui sonne beaucoup (mais vraiment beaucoup) comme celle de Soul Power de papa James Brown. Les « on the one » se multiplient, tout le monde danse. Le guitariste s’aventure sur la route d’un solo. Solo que l’on ne commentera pas, sauf pour dire que son jeu de rythmique est bien plus convaincant. La chanson tourne à la grosse jam session. Le groove s’enfonce sur la rythmique, jusqu’à un cri primal, celui de Shelby, qui fait taire les instruments quelques secondes. Mais leur silence ne dure pas. Les musiciens repartent en cuisine. Un son d’orgue Hammond vient réchauffer la poêlée funk au fond de laquelle crépitent la guitare et la basse. Real music by real musicians. Et puis tout à coup on se rend compte qu’il ne manque plus que Prince pour que la fête soit parfaite. Mais il est là. Car un solo de piano à la Partyman nous le rappelle. Des riffs de moog rentrent dans la dance et lancent eux aussi un clin d’œil au Purple Yoda, qui nous regarde d’en haut. Le sol tremble. C’est solaire et un peu triste à la fois.
Ce sont 90 minutes de concert qui s’achèvent ainsi sur cette apothéose syncopée.
Mais Shelby ne pouvait pas ne pas revenir sur scène. Et pour le dessert, en rappel, elle nous offre une reprise de Musicology, avec Crutchfield au saxophone. C’est impeccable, festif, joyeux. Liv Warfield rejoint Shelby sur scène pour une danse improvisée qui rend hommage aux chorégraphies de Morris Day, Jerôme Benton, Greg Brooks et Wally Safford (the oak tree, the walk, etc.) Shelby tire ensuite sa révérence sur un émouvant « We love U Prince, and we’re gonna do what you taught us to do« . Tout est dit, il ne reste plus qu’à applaudir et sourire.
Eric Fiszelson