Charlie Parker

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Philippe Nollet
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16 décembre 2005, 09:45

Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi on avait surnommé Charlie Parker «The Bird». A première vue on croirait même avoir affaire à une sorte d’ours un peu mollasson et emprunté, presque nigaud, sans charisme apparent ni transcendance. Evidemment, dès que le saxophone alto décolle et pèse de tout son poids d’or fin d’un coup dans la balance trop raisonnable de la mélasse commune, jetant les bases du jazz révolutionnaire sans pavés dans la gueule des flics ni barricades, mais par une sonorité titanesque et fragile assimilable à une voix humaine, la notion d’envol et de pulsation volatile peut à la rigueur se concevoir. Mais c’est un leurre. Car il y a la puissance… l’attrait indéniablement massif de cette musique sans Dieu ni Maître dont le moindre souffle est promesse – tenue – de frémissements d’aise et de soupirs à profusion…

Il a inventé le solo de saxophone. Un solo de Charlie Parker c’est une faille immense où tout un côté de falaise bascule, entraînant avec lui des univers entiers. La griserie bien sûr, l’ivresse à chaque instant, l’instinct barjot à danser sur la tête de la seconde à venir et qu’on veut à toutes fins happer et ramener à soi plutôt que de renoncer jamais à la retenir, mais qui nous échappe immanquablement… plus le sax de Parker vitupère et gronde et éructe en grande pompe, plus il concilie les inconciliables, fait se croiser les parallèles et tire une joie immense de tout.

Regardez-le bien sur les vieux films d’Arte, seule occasion de l’apercevoir parfois : toujours le même costard un rien trop étroit, noir dans le noir ou prenant toutes les teintes nuancées du bleu quand les projos le dictent, sur tel document précis auquel je pense on est au sous-sol d’un appartement situé à la jonction de Broadway et de la 136ème Rue, en 1950, et Parker bombant le torse comme un fakir rondouillard crée un morceau d’histoire du jazz en enregistrant une de ses pièces maîtresses, torsadant comme chaque soir des mirages inconnus dans la nuit enfumée d’une ville américaine… le disque s’appelle «Apartment sessions» et témoigne stricto sensu du génie mirobolant d’un Parker saisi au plus haut degré de ses incomparables capacités techniques, créatives et physiologiques. Me repassant aujourd’hui encore cette même vieille cassette VHS altérée par les ans, mais les tympans et les yeux pris dans la même transe moite et érectile, je le revois corps à corps avec son instrument, encuirassé dans un torchon flambant de feeling pur et caparaçonné dans l’amour de son art. C’est lui le vrai duc, et Daffy Duck Ellington est alors relégué au rayon des purs divertissements – les prélats de basse-cour assujettis à la dictature des big-bands qui plaisent tellement aux blancs middle-class de l’Amérique d’Eisenhower resteront à jamais des demi-dieux, quand Parker pratique la politique de la terre brûlée et éclabousse le monde de son désir et de sa foi.

Quand il finit son solo, parfois il reprend la structure rythmique originale, mais c’est rare. Ou en tout cas c’est pour lui en faire voir de toutes les couleurs. Parce que là c’est le même morceau qu’au départ, mais culbuté, tiré par la manche, amalgamé soudain à une étrange forme toute nouvelle qui prend à son tour mille autres formes successives, et ainsi de suite jusqu’à évaporation complète de ce qui, il y a peu, n’était encore qu’un simple morceau de musique.

Le son, maintenant. Incontournable quand on évalue un jazzman, et en tenant compte même de leur incontestable génie pour une demi-douzaine d’entre eux, si le son n’y est pas, autant renoncer à y comprendre quoi que ce soit et se lancer dans la collection de timbres ou faire du badminton en salle deux fois par semaine. Le son de Charlie Parker n’est pas un son. C’est un venin. Tout est clair en fait : ces ondulations, ces imprégnations lentes et progressives dans l’âme et l’esprit, ça s’insinue et ça vous caresse et ça s’immisce, finalement vous arrachant aux bonnes manières, à la décence et à l’autosatisfaction, ça fait de vous une espèce de polichinelle amorphe voguant niaisement dans le cosmos – et bien sûr vous ne saisirez jamais exactement à quel moment ça vous est tombé dessus comme de la glu, inutile d’espérer y voir clair davantage... avec Parker on a la chance unique, elle n’est pas si fréquente, de tomber sur un musicien qui unit la connaissance des notes et la lumière irréfléchie de la plus folle inspiration, notre mémoire se réveille, nos sens trouvent une raison d’enfin succomber pleinement à tous nos désirs, laissant à d’autres moins téméraires le soin de doser leurs efforts et de gérer ce qu’ils appellent les «aléas d’une carrière» : Parker a cette inestimable hardiesse et cette honnêteté presque déplacée de tout risquer, quitte à sombrer s’il le faut, il n’est que ce qu’il est, un firmament irremplaçable dans la toile de fond des nuits, il évoque dans les méandres de son jazz fin saoul les cités lacustres des anges portés par leurs atlantes et les îles au trésor de tous les capitaines Cook, dans ses circulations fiévreuses de riffs plus pointus les uns que les autres il dresse son miroir, son hallucination visionnaire : le bop électrocuté et ses rouages qui volent en éclats par la modernité ! Mais Charlie Parker n’est pas la modernité de son époque, c’est la modernité d’hier et de demain puisque, comme chacun devrait le savoir, le monde n’est jamais d’aujourd’hui. La musique de Charlie Parker et le monde, parfois, ne sont qu’une seule et même chose.

Charlie Parker triomphe de tout, y compris du monde, mais il ne triomphe pas de lui-même. Le jazz il le terrasse, la maîtrise technique n’est qu’un outil, un vecteur, le sésame d’une transmission vers autre chose si l’on veut… mais la technique de Parker est toute chair et nerfs, invention et spontanéité, rugissement des sources et bouillonnement des forges dans l’enfer suave de la drogue… Il faut bien y passer quand on lui tire le portrait : la drogue et la technique du Bird. Les deux sœurs jumelles d’un destin bicéphale… par la sainte came de Charlie – et par un tas d’autres choses plus secondaires – cette technique jamais ne se raidit ni ne se durcit en totalitarisme rigoriste comme chez Basie ou en somnambulisme rayonnant comme chez Bill Evans… on le voit, Charlie Parker n’a pas les pleins pouvoirs. C’est ce manque même qui le fait hurler de bonheur et rire aux anges. Les réticences de son saxophone l’amusent et le ravissent, ses approximations sonores provoquées – idem dans les «accidents de parcours volontaires» chez Prince, trois décennies plus tard – et cette sorte de hasard convoqué au petit bonheur la chance, rendent plus lisible encore la perfection absolue de ses interventions… de son saxophone il n’exige pas la moindre reconnaissance – de quel droit ? se dit-il même – la reconnaissance n’est qu’un simulacre de gratitude replâtré à l’usage des tièdes – mais il en attend, avec une sorte d’avidité bestiale, l’osmose pure et simple, comme entre un homme et une femme, comme deux piliers d’un même bastion, comme un pinceau gorgé d’huile appartient à la main qui le porte au moment de toucher la toile.

Et puis surtout, en accostant à des rivages plus existentiels peut-être, le Parker est ce potentat altruiste comme aucun autre et sans aucun narcissisme qui impose par la douceur de sa gentillesse authentique un style envahissant mais résolument anti-despotique. Son style personnel. Le style qu’on ne déniche, à la force du poignet, qu’entre un quotidien sordide et des sphères inaccessibles. Prenez-les tous comme vous voulez, les Duke Ellington, les Nat King Cole ou les Charles Mingus, ils construisent certes un axiome unique qui n’appartiendra jamais qu’à eux. Mais chez Charlie Parker, et quel que soit l’ustensile instrumental dont ce buffle s’empare, ça devient forcément du Charlie Parker pur jus. Là où les autres inventent leur musique, Charlie Parker invente Charlie Parker, et rien d’autre. Du Charlie Parker qui tord le thème de départ et en déforme les aspérités, le plie à sa volonté en sculpteur du son, c’est comme Dali défigurant le monde à son image pour le changer en une succession de montres molles, il n’y a plus de jazz, il n’y a plus de monde, il n’y a plus rien du tout, et ne subsistent que des petits bouts de Parker en une multitude infinie de déclinaisons.

Le jazz, on le sait, rabâche toujours le même désespoir qu’il convertit du mieux qu’il peut en allégresse : il en va de cette musique comme de l’amour de Dieu, c’est là leur miracle et aussi tout le charme de leur subjectivité : agir selon notre seul désir sincère et restituer dans nos existences quotidiennes, chaque jour et patiemment, un peu plus de fluidité. Toutes les formes de jazz se ressemblent et rien ne ressemble au jazz, et c’est en écoutant Charlie Parker qu’on le comprend le mieux… non par l’exemple, mais en y pénétrant comme avalés par cette force et ce vertige : un jazzman comme Charlie Parker n’est rien d’autre qu’un ogre obsessionnel sans cheptel de lèche-culs ni zélés serviteurs, mais seul, diaboliquement et magnifiquement seul dans sa très grande splendeur de noir. Couvert d’or et de poudre blanche, pour le meilleur et pour le pire, évidemment.
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