Tom Garneau est peu cité par les fans dans l’univers princier, et pour cause : c’est un homme de l’ombre.

Il a été un des ingénieurs du son principaux de Prince entre 1989 et 1996. Si Susan Rogers est plus connue, c’est parce qu’elle a donné énormément d’interviews depuis les années 90, ce qui n’est pas le cas de Garneau. Plus rare et discret, la Celebration 2022 lui donne l’occasion de raconter son expérience avec Prince, sa façon de travailler à cette époque (qui va des albums « Batman » à « The Gold Experience » et s’étend même jusqu’à certains titres d’archivés qui se sont retrouvés sur « Crystal Ball »). L’échange a été conduit par Duane Tudahl.

Comme pour le panel de Jill Jones qui a eu lieu le même jour (3 juin), cet article vise à restituer les propos de Tom Garneau de la façon la plus complète possible, en grandes thématiques, à partir des informations communiquées par les membres de Schkopi présents sur les lieux. 

 

Come 2 the Park and play with us : son recrutement

« J’ai envoyé mon CV à Paisley Park un mardi, il m’a contacté le lendemain après-midi. J’ai eu mon entretien avec quelqu’un le jeudi et j’ai commencé à travailler le dimanche suivant. Aussi simplement et rapidement que ça. J’ai été dans le studio C, pour rencontrer l’équipe. Matthew Larson, qui était son technicien m’a demandé de tester la guitare de Prince. J’ai commencé à en jouer, puis Matthew est parti. J’ai continué à jouer, puis j’ai senti un parfum. Je lève la tête et je vois Prince en face de moi qui me demande s’il peut utiliser cette guitare. J’ai dit « oui, je faisais juste un test de son ». Ça a été ma première rencontre et mon premier échange avec lui en face à face. Avant ça, j’étais DJ et je connaissais sa musique depuis que je l’avais vu sur la tournée « 1999 » ».

« Mix it »

« J’ai commencé par être assistant d’ingénieurs. A l’époque, le studio était ouvert à la location, il y avait donc des artistes de tous horizons qui venaient enregistrer ici. On a travaillé sur beaucoup de disques qui n’étaient pas liés à Prince. La première fois que j’ai commencé travaillé avec lui, c’était pour la chanson « Flesh And Blood » (destinée à Jill Jones). Il m’a demandé de préparer des trucs, les instruments etc…, mais je n’avais pas compris que c’était une sorte d’audition, puisqu’après ça, on m’a donné le fameux beeper pour que je puisse être joignable en permanence. Et j’ai commencé à travailler avec Femi Jiya sur l’album « Batman ». Je communiquais très peu avec Prince. On peut dire que le silence pour lui était une forme de compliment. [[Diffusion d’un extrait de « Flesh And Blood », avec Prince au chant]]. Pour « Flesh And Blood », on avait utilisé le Publison pour sampler et retravailler sa voix sur les chœurs. On utilisait beaucoup cette machine. J’ai travaillé sur énormément de chansons sans savoir pour quels projets elles étaient destinées. On travaillait beaucoup et vite. On pouvait enregistrer une chanson titre, la mixer dans la journée et l’apporter au Glam Slam Club pour que le DJ la passe. Pareil pour les remixes. Ça lui permettait de tester les réactions du public.

Des fois, il pouvait me demander d’aller chercher des bandes dans le coffre (vault) et me disait juste « mixe ça ». Je me retrouvais avec 24 pistes de voix et d’instruments isolés et devait imaginer quoi faire :

  • quelle partie devait aller où ?
  • qu’est-ce que je devais garder ou pas ?
  • quelle vibe je devais donner au morceau ?

C’était comme essayer de lire dans son cerveau, ce qui est impossible. Au bout de deux heures, il revenait dans le studio pendant que je travaillais et disait « non, non, non ». Il bidouillait la console et foutait en l’air deux heures de travail. Puis il prenait 3 pistes et me disait : « la chanson, c’est ça, ça et ça ». Quand j’ai une démo à écouter, je sais à quoi est censé ressembler le morceau. Mais quand il me disait juste d’aller chercher des pistes isolées, que je n’avais aucune référence pour savoir à quoi le morceau final doit ressembler, c’était plus compliqué. Je devais me fier à mon instinct. Je pouvais lui proposer d’utiliser des choses (parties instrumentales) qu’à partir du deuxième couplet par exemple. Je pouvais essayer de lui proposer des idées comme ça et évidemment, il pouvait refuser. La plupart du temps, j’étais tout seul et je devrais écouter chaque piste une par une et me fier à mon instinct pour ajuster les niveaux de chacune d’elle – celle-ci sera en avant, celle-ci plus discrète….Je lui faisais une copie du mix, il l’écoutait chez lui puis me rappelait pour demander des modifications. Je faisais une autre cassette que je déposais chez lui. Il y avait beaucoup d’allers-retours. »

Kim

« A un moment, je travaillais beaucoup dans le studio B avec David Z. là où on bossait principalement pour les clients (comme les Fine Young Cannibals). Une fois, en sortant dans le couloir, j’ai croisé Prince qui me demande « Tu veux mixer mon prochain morceau ? ». J’ai dit « je ne peux pas, je suis pris sur les deux prochaines semaines ». Il a été choqué et m’a répondu « quoi ? Tu ne lâcherais pas tout pour mixer ma chanson ? ». Et il a attendu 2 semaines. Je n’ai pas été beepé pendant cette période.

« A la sortie du film « Batman », les employés de Paisley Park ont eu droit à une projection spéciale dans un cinéma qu’il a loué pour nous. Le lendemain, il m’a dit

– « tu étais là hier soir ? T’en as pensé quoi ?»

– « A la seconde où Kim Basinger est apparue à l’écran, le film me plaisait déjà »

– « Ah ? Vraiment ? Hum hum ».

En fait, je ne savais pas qu’ils étaient ensemble jusqu’à ce qu’elle vienne à Paisley Park trois semaines après. J’ai fait « Wow ».

« (…) Il enregistrait ses voix tout seul. Il me disait « sors et reviens dans X minutes ». Je devais préparer la console et les micros. Il appuyait sur le bouton qu’il fallait et enregistrait toutes les voix, les chœurs, les harmonies. Ça me permettait de faire une pause, une sieste, de souffler un peu. On pouvait faire des journées de 20 heures. Un jour, en revenant au studio A, je vois Kim Basinger assise à côté de Prince. Il me dit « Tom, Kim veut que tu l’enregistres ». Il me charriait en mode « ce jeune homme a le béguin pour elle ».

The Joker

« Le studio était sa zone de confort. Il pouvait se détendre, faire des blagues et des rires à la Morris Day. En fait, Morris Day est une facette de Prince qu’il a façonnée et lui a donnée. Mais il n’affichait pas ce caractère en public. Pour l’extérieur, il se montrait calme et réservé. Mais quand il s’amusait, il tapait des pieds, riait aux éclats…C’était intéressant. Il ne faisait pas des blagues à tout le monde. J’avais des bottes particulières que j’ai portées une fois au boulot. Tout le monde s’est moqué de moi et Prince m’a dit « celui qui portait ça dans mon lycée se faisait tabasser ». J’ai préféré ne pas réagir. Deux minutes après, Levi est arrivé avec des bottes en cuir qui montaient jusqu’aux genoux, elles étaient brillantes, belles, tout ce que tu veux. Je lui dis : « celui qui portait ça dans mon lycée se faisait tabasser ».  Prince a explosé de rire, et Levi ne comprenait rien.

Par contre, on pouvait sentir les jours où il n’était pas d’humeur, quand il y avait une affaire de business, qu’il fallait faire le boulot. Je me suis mis dans la tête d’un artiste qui a une chanson dans sa tête et la console d’enregistrement, et il faut que le gars qui est derrière la console permette le passage de la tête vers la machine. L’artiste a sa façon à lui de communiquer sur ce qu’il attend (parfois nébuleuse comme « fais le plus pourpre »)  pour que cette transition se fasse. L’ingénieur doit être un facilitateur et aider à l’accouchement. Quand il voulait absolument qu’une chanson soit terminée, et qu’on n’y arrivait pas, ça pouvait mal se passer.

Certaines machines font 3 bips lorsqu’on les allume. S’il entendait 4 bips, il disait « Il y a un problème ? », je répondais avec une toute petite voix « non, non, c’est bon, on peut commencer ». L’objectif était toujours de finir des chansons et de ne surtout pas le perturber avec des problèmes techniques. Et il fallait toujours trouver des solutions quand il demandait des choses impossibles ou très compliquées à faire techniquement. Et c’était très facile de faire une erreur ou d’avoir un problème avec tous ces boutons, ces centaines de câbles et de possibilités de branchements. »

 

Can’t stop….

« Les musiciens jouaient sans partition. Ils jouaient à l’oreille ou suivaient les instructions (« changement », « break », « solo »…). Quand j’ai commencé à bosser avec lui, il enregistrait souvent seul et il utilisait encore la Linn-Drum. Il prenait son temps pour la programmer, ensuite il passait à la basse, puis il réglait sa guitare et enchainait. Il ajoutait les différentes couches, et je pouvais souffler un peu quand il enregistrait ses voix.  « I Hate U » est la dernière chanson que j’ai enregistrée avec le groupe. Ça pouvait aller très vite ou prendre beaucoup de temps quand il voulait jouer avec différentes vibes et rythmiques pour un morceau ».

« Il faisait tourner les ingénieurs. On pouvait travailler jusqu’à 30 heures d’affilée. Après une pause, il revenait tout frais, parfumé, en forme, avec une nouvelle tenue alors que nous nous étions encore dans nos t-shirts trempés et épuisés. On fait un mix rapide qu’on met sur cassette, et on croit que c’est terminé. Mais non, il y a le fameux « prépare de nouvelles bandes », et c’était reparti pour 10 heures minimum. Il posait des questions pièges « tu veux rentrer ?», « t’es fatigué ? ». Il ne fallait surtout pas dire « oui » ».

« Une fois il m’a demandé si j’écrivais des chansons moi-même. Je lui ai répondu que je gribouillais de temps en temps. Il m’a dit « Ecris des chansons TOUS LES JOURS ». Je regrette de ne pas avoir suivi ce conseil. Mais j’ai retenu quelque chose d’intéressant : toutes les nouvelles chansons qu’il créait n’étaient pas forcément meilleures que celles de la veille. Quand je le voyais faire, je me disais « mmmmouais », mais à aucun moment pendant l’enregistrement, il ne se remettait en question, même si le morceau est bancal. Il continuait de suivre son idée, son inspiration, sa muse à travers ce long processus jusqu’à atteindre son but, c’est-à-dire finir la chanson, quitte à la mettre définitivement dans le coffre. »

Credit where credit is due

[[Diffusion d’un extrait de « American In Paris »]]

« Il m’a demandé de chanter dans les chœurs de cette chanson avec Michael Koppelman. On chante aussi sur « The Latest Fashion » avec Robin Power et Jerome Benton. On a été crédités pour ça, mais on ne l’a pas toujours été pour certains mixes qu’on a réalisés. C’était bizarre. Pour « Thieves In The Temple » qui nous avait demandé 30 heures de boulot, j’ai participé au mix de la chanson avec Prince assis à côté de moi à la console. Et quand son assistante Thérèse Stoulil m’a montré les crédits de la chanson avant qu’elle sorte, j’ai vu « mixé par Prince ». J’ai demandé pourquoi mon nom n’y figurait pas, elle m’a juste répondu « c’est Prince qui a mixé ça ». Parfois on était bien crédités, d’autres non. Pour l’album « Symbol », trois noms sont mentionnés, mais on ne sait pas qui a fait quoi. C’est dommage, parce que le crédit fait partie de notre métier. Quand une chanson marche bien et devient populaire, on veut qu’on sache qu’on a travaillé dessus. »

« Sur l’album « Symbol », j’ai travaillé sur « Morning Papers », « Damn U », « The Continental », « Love 2 The 9’s » et « Sexy MF »  ».

« Pour en revenir l’enregistrement de « Thieves In The Temple » : Prince sait jouer de l’harmonica. Mais pour ce titre, il m’a demandé la chanson des Chambers Bothers « I Can’t Stand It ». Elle commence par un harmonica qui va et vient. Il voulait que je le sample avec une des machines qu’on avait pour pouvoir le manipuler avec son synthé. Il a donc rejoué cette partie avec son synthé à partir du son du sample. On en revient à ce que je disais tout à l’heure sur la façon de concrétiser avec les machines ce qu’il y a dans sa tête. Et l’ingénieur doit être le facilitateur. Prince avait des compétences dans ce domaine, mais le studio est un instrument en lui-même, très complexe. Et c’est difficile de créer une chanson, de jouer de tous les instruments sans ingénieur. Les artistes ont donc besoin de gens comme nous.».

 

Mon expérience à cette époque était comparable à un camp militaire, mais elle m’a servi puisqu’elle m’a rendu meilleur dans mon métier. On travaillait durement, je me souviens d’une semaine où je n’ai eu que 16 heures de repos. C’était épuisant, mais gratifiant parce que je savais qu’on avait fait du bon boulot. Et en rentrant chez moi en voiture, je me disais « Je kiffe mon taff ».  

Letitgo

« J’ai quitté Paisley Park quand il a viré quasiment tout le monde (en avril 96) et que le studio ne pouvait plus être loué par d’autres artistes. Il n’a gardé que quelques personnes dont le dernier ingénieur qu’il avait recruté, Hans Martin Buff. La dernière fois que j’ai vu Prince, c’était deux après l’avoir quitté. J’étais à Minneapolis, j’allais traverser la rue. J’ai regardé à droite, et je vois Prince dans sa voiture. Il m’a regardé, m’a fait un sourire, puis il m’a fait un gros doigt d’honneur et une grimace. J’ai rigolé mais je n’avais pas compris. Et pendant des années, je me suis dit « la dernière fois que j’ai vu Prince, il m’a fait un doigt d’honneur ». Après sa disparition, on s’est tous revus entre anciens collègues et j’ai raconté cette anecdote. Et Wendy m’en a raconté une : une fois, ils étaient à la piscine et il a demandé à Wendy de le rejoindre dans l’eau. Et elle voyait qu’il lui faisait des doigts d’honneur…dans l’eau. J’ai alors compris que ce n’était que pour la rigolade et qu’il ne faisait ça qu’aux gens qu’il aimait bien».