Jill Jones a été invitée à raconter son histoire avec Prince lors d’un panel (séance de discussion) dans le cadre de la Celebration 2022 qui se tient à Paisley Park. L’échange a été conduit en public par la journaliste de The Current Andrea Swensson ce 3 juin. Pendant une heure, Jill a raconté les grands et petits moments de son histoire avec Prince, la création de son album et de plein d’autres anecdotes liées aux extraits de chansons qui étaient diffusés dans la salle. En plus de pouvoir assister à cette discussion, le public avait la chance de pouvoir écouter en exclusivité des extraits de chansons inédites et des versions alternatives, elles aussi inédites, sur lesquelles Prince et Jill avaient travaillé. A travers cela, c’est l’occasion pour les fans de connaitre les coulisses et secrets de fabrication de certaines chansons et peut-être de les écouter différemment.
Cet article vise à restituer les propos de Jill Jones de la façon la plus complète possible, en grandes thématiques, à partir des informations communiquées par les membres de Schkopi présents sur les lieux.
Son sentiment en entrant à Paisley Park pour la Celebration
« Ça me rend nostalgique et émotive. Revoir tous ces objets, ces petites choses…. Il y a une photo de lui dans une pièce dans laquelle on aperçoit une sorte de puzzle qui forme un papillon derrière lui. Prince recevait beaucoup de cadeaux, de beaucoup de gens, de fans… Et quand ça lui plaisait, il les gardait chez lui, pendant des années. Cela ne m’étonnerait pas que des fans reconnaissent des objets qui lui ont donné ».
« Lorsque je suis venue pour la première fois à Chanhassen, c’était en 1982. Prince était venu me chercher à l’aéroport (de Minneapolis). Il n’y avait rien sur cette route qui longe Paisley Park. Je ne savais même pas où j’étais et où j’allais. Je ne voyais que des vaches et des champs à perte de vue. On est arrivés devant sa maison, celle qu’il allait repeindre en violet plus tard. Elle était blanche à l’époque. Mais c’était difficile d’imaginer quoi que ce soit dans cette ville. Ça a été un choc. Il n’y avait qu’un seul hôtel et absolument rien pour se divertir ou sortir. J’ai pensé que ça serait impossible de s’enfuir parce que c’était vraiment un trou perdu. Prince m’a prêté sa BM et j’ai commencé à rouler et me balader dans Minneapolis. C’est là que j’ai vu quelques magasins etc… »
« Je suis originaire de Los Angeles. Et dans mon imaginaire, les maisons violettes sont celles où sont tournés des films pornos. Mais chez Prince, on y faisait des albums qui allaient se vendre sur toute la planète. On n’imagine pas toutes les personnes qui y entraient. Il y avait souvent Don Batts, son ingénieur du son à l’époque, qui préparait tout le matériel. Il y avait aussi une salle de répétitions dans les environs. On n’avait pas le temps de glander à Chanhassen, on travaillait toujours sur de nouveaux projets et tout le monde était impliqué ».
« Je ne sais plus si la chanson « Paisley Park » est née avant ou après son projet de construction de ce studio. Il avait une vision utopique, idéalisée, avec pleins d’enfants réunis dans un même lieu, une sorte de petit paradis. Je ne sais pas quel était le projet pour le petit bâtiment en forme d’œuf. C’est bizarre. Mais le fait que ce bâtiment n’ait pas été terminé, ça en dit plus (+) qu’une simple réponse ».
Sur l’enregistrement de la chanson « 1999 »
« C’était la nuit. Je dormais à l’étage pendant que lui travaillait au sous-sol. Je me souviens qu’il y avait de la moquette noire partout, parce qu’il détestait que les gens laissent des traces de pas…sur sa moquette. Il devait être 3 heures du matin, il est monté me réveiller pour me dire qu’il voulait que je vienne faire quelque chose. Entre-temps, il avait appelé Lisa, qui était venue en voiture depuis Minneapolis. Je suis descendue en pyjama, lui était en t-shirt et sous-vêtement. Lisa est arrivée, elle venait de se réveiller aussi et on a commencé à chanter dans le même micro. Don Batts n’était pas là, mais Prince avait appris les bases pour installer le matériel. Malgré l’heure, on avait oublié qu’on était fatiguées. Je n’étais pas convaincue que le morceau allait être un hit, mais lui le savait. En chantant avec Lisa, c’est comme si on avait créé une nouvelle voix. Je suis plus sur l’attaque, Lisa est plus douce, et à nous deux, nous avons créé une autre femme»
« Le tournage du clip était fun. Il n’aimait pas trop les clips avec une histoire où il fallait préparer un storyboard etc… Peut-être parce que tout le monde commençait à faire des clips scénarisés pour MTV, il n’aimait pas trop ça. Il voulait juste qu’on filme ça simplement. Pas très longtemps après, on a tourné le clip pour « Automatic ». C’était marrant de l’attacher sur ce lit. Tout le monde m’a dit « tu t’y es prise comme si tu l’attachais sur une chaise roulante ». J’ai pris le pli de ma vie de campagne dans le Minnesota et je l’avais vraiment serré. Après la prise, on est venu me chercher pour que j’aide tout le monde à le détacher.»
Sur les chansons enregistrées avec Prince
« Hier soir, à l’hôtel W, j’ai entendu beaucoup de titres que j’avais oubliés. A cette période, on travaillait non-stop. Il m’appelait constamment où que je sois, en club, en ville. C’est pour ça qu’il me laissait conduire la voiture violette, pour qu’on puisse me repérer rapidement et qu’il sache où je me trouvais quand il a besoin de moi. C’est marrant, parce que si on prend un titre comme « Shockadelica » : c’est une chanson très sombre, dark, inquiétante…Il faisait ce genre de titres tout seul dans son coin puis il m’appelait à la fin pour me donner des instructions. »
« La plupart du temps, nous n’étions que tous les deux en studio quand on enregistrait ensemble. Je crois qu’une fois, il y avait Miko et Boni qui avait une voix incroyable. La première version de « G-Spot» a été enregistrée dans la Purple House, et Prince joue du saxophone dessus. Il s’est dit « Pourquoi je ne pourrais pas le faire ? » et s’est entrainé toute la journée et il y est arrivé. Mais c’est comme quand tu as un enfant qui veut apprendre à jouer du violon. Tu ne souhaites qu’une chose, c’est sortir pour aller te promener le temps qu’il finisse parce que c’est insupportable. Mais à Chanhassen, tu ne peux pas sortir ! Je l’ai donc écouté toute la journée faire « pipou / pou / pipu », mais il a fini par réussir à la fin de la journée. Le saxophone est un instrument compliqué, tu ne peux pas sortir les notes que tu veux facilement. Il était très très concentré. Ça a été réenregistré pour mon album (avec un autre saxophoniste), mais sa partie me manque, parce qu’elle était bien aussi. Par contre, quand on a enregistré « Mia Bocca », j’étais contente qu’il n’ait pas proposé de jouer de l’accordéon. Ça aurait été insupportable pour moi.»
« « Wednesday » a été enregistrée pour le film « Purple Rain », mais elle n’avait pas sa place. Il y avait une scène ou je suis censée la chanter au piano mais elle a été coupée. Elle était totalement hors-sujet. Dans les paroles de la chanson, il est dit « je songe au suicide de midi à quatorze heures ». On a changé les paroles pour ne pas parler de suicide [[Diffusion d’un extrait du titre, avec Prince qui donne des instructions au début – version avec Jill Jones au chant et Prince au piano]]. Ça a été enregistré chez lui, le piano était à l’étage, j’étais en bas. La chanson ne collait peut-être pas avec le personnage que je joue dans le film, une fille un peu frivole, gaffeuse. Tout le contraire d’Apollonia qui est une femme déterminée qui sait ce qu’elle veut. Je ne sais pas à qui ni à quoi il pensait quand il a écrit cette chanson. Mais, comme pour les autres morceaux, il a pris le temps qu’il fallait, et sa capacité à exécuter ce qu’il avait dans sa tête était impressionnante. Il ne s’arrêtait pas tant qu’il n’avait pas la certitude et la satisfaction d’avoir réalisé exactement ce qu’il voulait. Et pour un gémeau, le sentiment d’avoir terminé et fait ce qu’il fallait…..Les gémeaux rediscutent toujours tout et ont du mal à lâcher prise. »
Version de Prince
« « My Baby Knows » datait de quelques années et on l’a refaite en 1985. Je crois que c’était à l’époque des premiers succès du groupe Salt N Pepa. On a essayé plusieurs harmonies vocales pour les chœurs pour capter l’air de cette époque. Des fois, je me demande s’il utiliserait l’auto-tune s’il était toujours vivant aujourd’hui. Il en aurait été capable. Il aimait adapter ses chansons à l’air du temps, aux goûts du moment. Il s’était essayé au New-Jack par exemple. Parfois, ça fonctionnait, d’autre fois non. On a donc fait « My Baby Knows» pour l’adapter à cette période de 85. C’était le genre de chansons amusantes qu’il aimait faire. [[Diffusion d’un extrait du titre, dans une version différente de celle que l’on connait sur bootleg ou sur le net avec Jill au chant et Prince au refrain]]. Pour cette chanson, comme pour d’autres, il a passé beaucoup de temps sur le mix. C’est une partie du processus de création qui est très exigeante. S’il était encore vivant, je l’aurais bien vu faire une Masterclass sur la création d’une œuvre. Il était fascinant à observer quand il travaillait et qu’on écoutait le résultat final.»
« En 85, on travaillait déjà sur mon album, mais on ne savait pas trop dans quelle direction aller et quelle image j’allais renvoyer. Est-ce que je devais être l’intello, la fille sexy, dans la lignée de Wendy & Lisa, sexy comme Vanity, une miss Hollywood comme Apollonia… ? J’ai été derrière tout le monde, et on pouvait se demander « qui est la vraie Jill ? ». C’était plus facile avec Sheila E. parce qu’elle avait une identité affirmée de musicienne. Pour moi, ça a été plus difficile. J’ai chanté sur les disques de tout le monde et j’ai dû affirmer mon image. « Mia Bocca » et « Violet Blue » me définissent bien et correspondent à ce que je suis. « For Love » est très Prince. « For Lust », qui est restée inédite, est un superbe duo mais qui était trop en avance à l’époque. Les filles qui se sont intéressées à moi sont plutôt des intellectuelles, des cérébrales avec une part d’ombre, qui réfléchissent beaucoup et sont incomprises. Quand il m’a fait faire une teinture blonde, c’était pour la blague parce qu’il disait qu’on ne me remarquait pas quand j’entrais dans une pièce, contrairement à Vanity. Cette couleur a changé la donne. Mais c’était aussi une façon pour lui d’avoir un entourage diversifié et coloré. »
« J’ai écrit « 77 Bleeker St. » (face B du single Mia Bocca) à New-York. Mais j’avais du mal à la finir. Je galérais avec la partie de guitare. Il l’a retravaillée dans son coin, en respectant l’idée générale et les paroles, ce qui était gratifiant et une marque de respect pour moi en tant qu’auteure. Et en la chantant, il savait exactement ce que je voulais et ce que j’aurais fait. C’est un bel exemple de collaboration. C’est une vraie adresse à New-York, mais j’ai mal orthographié le nom (Bleecker Street) où habitait quelqu’un dont j’étais amoureuse. C’était amusant de voir Prince pour une fois se demander ce que signifiait une chanson, parce qu’à maintes reprises, quand je lisais ses paroles, je me disais « mais de quoi parle-t-il ? ». Pour le coup, en le voyant se poser des questions, je me suis dit « YES ! » [[Diffusion d’un extrait du titre, dans une version inédite en duo Prince/Jill]]. C’est une belle ballade. Je devenais de plus en plus confiante et sûre de mon travail. Quand l’album a continué à se développer, une chanson comme « Baby You’re A Trip » a été importante. Il m’a fait confiance et j’aimais qu’il reconnaisse que je menais bien ma barque. On réécoutait rarement ensemble ce qu’on venait d’enregistrer. La plupart du temps, il se faisait une copie cassette et la faisait écouter à quelqu’un d’autre. Il avait d’autres groupes de gens à qui il faisait écouter des trucs pour recueillir leurs avis, ressentir leurs impressions. Il y avait quelques personnes en qui il faisait confiance pour leurs oreilles et avoir leur opinion. »
Version officielle
« « Violet Blue » a été enregistrée à un moment où on ne s’entendait pas bien. L’album a été créé sur une période assez longue et nous avons eu des hauts et des bas entre nous. C’était difficile pour moi parce qu’il était fiancé (à Susannah Melvoin), c’était tendu. Il m’a demandé de venir pour enregistrer « Good Love » et il a demandé à Susannah de diriger la session. J’avais mis des lunettes de vue, que je ne porte pas d’habitude. C’était pour me donner un air sérieux mais au fond de moi j’étais décomposée. Elle a joué son rôle en me disant quoi faire, je ne lui en veux pas, mais je voyais Prince au fond, et je lui disais « T’es sérieux de me faire ça ? Qu’est-ce que je t’ai fait ? ». J’ai dû me mettre dans la peau d’un « Chevalier de la table ronde », la jouer fine et être stratégique pour m’en sortir. Est-ce qu’il a fait ça pour obtenir un résultat particulier ? Peut-être. Pour « Violet Blue », ça part d’idées qu’on partageait ensemble et elle raisonne encore beaucoup en moi. Ça parle d’une personne qui fait sa vie avec quelqu’un dont elle ne veut pas réellement [[Diffusion d’un extrait du titre, dans une version mixée différemment avec une rythmique encore plus proche de « It Be’s Like That Sometimes »]]. »
Version album:
« Je suis très fière de cet album. Je n’y changerais rien. On a donné le meilleur de nous-mêmes et il tient encore la route 35 ans après. Même s’il n’a pas eu tant de succès que ça….J’ai grandi avec la famille Gordy (Motown) et je ne crois pas que la célébrité soit quelque chose de sain. C’est beau de créer, mais cela change la façon dont les gens te traitent.»
Sur Graffiti Bridge
« Il avait un concept à la Wim Wenders au début. Il avait travaillé le projet avec Kim Basinger et ils étaient partis très loin dans leurs idées. Quand elle l’a quitté, il aurait pu garder certains éléments du script, mais on a eu ça à la fin (suit un développement par Jill plutôt alambiqué et difficile à comprendre sur « l’idée de l’ange (joué par Ingrid Chavez) était je crois une façon imagée et sophistiquée de parler de notre relation »). L’album était plus beau que ce que nous avons pu construire visuellement. Dans le film, nous ne jouons pas naturellement. On était comme forcés. Les scènes censées être tournées en extérieur aurait mérité mieux en matière de décor. Mais il était très beau dedans. Il était vraiment hot. »