Après avoir principalement exploré les années 1980 à travers les sorties de « Purple Rain Deluxe », « Piano & A Microphone 1983 », « Originals » et les éditions Super Deluxe de « 1999 » et « Sign O’ The Times », l’Estate diversifie enfin les différentes périodes créatives et artistiques de Prince avec la publication de l’album inédit « Welcome 2 America » initialement pensé par l’artiste pour être le successeur de « 20Ten » en 2011. L’occasion pour Schkopi d’explorer de fond en comble les 12 titres qui constituent cette nouvelle publication.

« Welcome 2 America » est le premier véritable album posthume de Prince. En effet, au contraire de « Piano & A Microphone 1983 » qui se voulait être une session piano impromptue enregistrée sur une simple cassette, d’ « Originals » qui était une collection de titres interprétés par Prince à destination d’autres artistes et des différentes éditions Deluxe et Super Deluxe des albums « 1999 », « Purple Rain » et « Sign O’ The Times » qui permettaient de prendre connaissance de chansons inédites de chaque période concernée, cette nouvelle publication, la première entièrement inédite diffusée par Sony Legacy, a été pensée et séquencée par Prince de son vivant.

Avant de rentrer en détails dans l’exploration de ce nouvel album, il est bon de rendre compte de différents éléments qui en font une œuvre à part dans la riche et longue discographie de l’artiste.

Parmi ceux-ci, la présence de la bassiste Tal Wilkenfeld et du batteur Chris Coleman est à noter tout particulièrement, puisque « Welcome 2 America » sera le seul et unique projet princier sur lequel ils auront collaboré. Cette nouvelle et éphémère section rythmique devait, initialement, accompagner Prince sur scène pour y interpréter les chansons de cet album enregistré en une vitesse record de dix jours en mars 2010 à Paisley Park. Des agendas contraires aux trois musiciens auront fait que ce projet fut abandonné, tant sur scène que sur disque, et à « Welcome 2 America » de rejoindre la très longue liste des albums avortés qui n’auront jamais connu une sortie officielle. Jusqu’à aujourd’hui.

Deuxième point à soulever qui risque de désarçonner bon nombres de fans, c’est la présence soutenue du trio de choristes Shelby Johnson, Liv Warfield et Elisa Fiorillo-Dease, au point parfois de proposer un Prince en retrait, comme l’atteste « Running Game (Son Of A Slave Master) » où le chanteur n’apparait véritablement que dans les toutes dernières mesures du titre.

Enfin, « Welcome 2 America » est, après la participation soutenue de Kirk Johnson à la production de « Emancipation » et avant l’ère Joshua Welton (« Art Official Age » et « Hit’n’Run Phase One »), l’une des rares fois où Prince à délégué la production à quelqu’un d’autre, en l’occurrence Morris Hayes, organiste historique des New Power Generation et directeur musical des tournées du Kid de Minneapolis à partir de 2004 et du « Musicology Tour ». Au bout du compte, c’est cinquante pour cent de l’album (soit 6 titres sur 12) dont Hayes a eu la responsabilité, sans compter le mixage de « Check The Record ».

Autre intervenant de poids, la présence d’un ingénieur du son tout aussi inédit dans l’univers de Prince, en la personne de Jason Agel qui a travaillé sur des albums d’artistes fortement appréciés au sein du giron princier, que ce soit Common, Björk ou Beyoncé, et qui a été en charge d’enregistrer ce tout nouveau matériel. Ce qui est une bonne chose car l’album possède une vraie homogénéité de son, au contraire d’autres disques de Prince comme « LotusFlow3r » ou « Planet Earth » aux niveaux de volumes sonores aléatoires quelques peu douteux.

Il est aussi satisfaisant de constater que le mastering final a une fois de plus été confié à Bernie Grundman, dont on ne présente plus le travail d’orfèvre, comme le prouvent les versions remastérisées bluffantes des albums originaux « 1999 » et « Sign O’ The Times » et de leurs éditions Super Deluxe.

Bref, tout est là pour se dire qu’on tient un album essentiel, avec un propos sociétal et politique qui ne peut que renforcer le sentiment prégnant que cet album, toutes proportions bien gardées, serait un peu le « What’s Going On » de Prince. Ce disque se veut un état des lieux prophétique du monde dans lequel on vit actuellement, et plus particulièrement de ce que les Etats-Unis ont traversé depuis l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche quelques mois seulement après la disparition de Prince intervenue en 2016.

L’album s’ouvre par la chanson-titre « Welcome 2 America », rendue publique le 8 avril dernier. Morceau à l’architecture complètement déstructurée percée de vrais faux départs continuels, « Welcome 2 America » serait à Prince ce que « Revolution Will Not Be Televised » est à Gil Scott-Heron. Dans la veine de « The War », la chanson apparait comme une sorte de « Sign O’ The Times » 2.0, où la litanie lancinante du texte dit par Prince renforce un sentiment, assez inédit chez lui, d’une fatalité qu’on ne lui connaissait qu’à de très rares occasions. L’absence de mélodie à proprement dit décuple cette sensation d’avoir entre les mains et les oreilles une chanson résolument radicale, et donc totalement intrigante. Prince aimait souvent nous bousculer lorsqu’il s’agissait d’ouvrir ses albums et cette introduction en est une preuve éclatante.

Suit « Running Game (Son Of A Slave Master) » qui est, nous l’avons dit plus haut, un véritable terrain de jeu pour les trois choristes qui entouraient alors Prince, au point que celui-ci laisse ici totalement sa place de leader vocal pour n’apparaitre qu’à la fin. « Running Game… » est un des nombreux mid-tempo de l’album sur lequel Prince en profite pour plaquer quelques délicieux riffs jazz-blues à la guitare, sans pour autant que cela vire à la démonstration.

« Born 2 Die », deuxième single officiel, arrive ensuite. Diffusé le 3 juin dernier, le fait qu’il a été publié le jour de la naissance de Curtis Mayfield, n’est pas un hasard puisque Prince avait enregistré ce titre suite à des propos tenus par son ami, le Docteur Cornell West, qui avait déclaré « J’adore mon frère Prince, même s’il n’est pas Curtis« . Ce à quoi Prince a répondu à ses musiciens, et plus particulièrement à Morris Hayes, « c’est ce qu’on va voir !« . Et effectivement, le titre est troublant en ce qu’il est capable de synthétiser le travail de Mayfield, du falsetto de la voix aux arrangements de cordes.

« 1 000 Light Years From Here » est bien connu des fans puisque le titre faisait partie intégrante de la coda longue de plus de 3 minutes du morceau « Black Muse » publié sur « Hit’n’Run Phase Two », sauf qu’il est présenté ici dans sa première version longue et totalement inédite de 5 minutes et 47 secondes. Le titre apparait ici plus dépouillé et bénéficie de la seule et unique présence de tout l’album du regretté John Blackwell à la batterie.

« Hot Summer », troisième single de l’album publié le 23 juillet, a été largement diffusé en 2010, tout d’abord sur le site internet de la radio minneapolitaine The Current et ce, dès le 7 juin de cette même année, afin de célébrer le cinquante deuxième anniversaire de Prince, puis sur de nombreuses ondes de radios internationales, dont Europe 1 pour la France. Ce titre servait de teaser sonore pour la tournée que Prince entama cette année-là. Ce 20Ten Tour passa par chez nous du côté de Arras lors d’un concert qu’il donna à La Citadelle en compagnie de Mint Condition et Larry Graham. Poperie sautillante et totalement inoffensive aux légers accents Beach Boys sans pour autant qu’il en soit un fidèle représentant, la chanson fait la part belle à l’orgue de Morris Hayes et aux riffs rock de Prince à la guitare. Pas vraiment le meilleur des souvenirs que nous a laissé Prince sur disque.

« Stand Up And B Strong » est une reprise du groupe Soul Asylum, groupe rock éminent de Minneapolis, tout comme le furent Hüsker Dü ou The Replacements. Ce combo mené par David Pirner, également compositeur de cette chanson, est une ballade rock dont le rythme s’accélère peu à peu. Introduit par Elisa Fiorillo-Dease, le titre se finit avec un solo de guitare de Prince qui monte crescendo. On peut se demander pourquoi Prince a voulu reprendre « Stand Up And B Strong » et le coucher sur disque, et dont une première version de 2007 enregistrée en compagnie de Sonny T. et Michael B. (également batteur de Soul Asylum) dort sur les étagères du Vault. Et quand il chante les paroles « If U live in the hills, U take too many pills, If U’ve lost the thrill, Against Ur own will, Stand up and B strong… »*, avec la connaissance de ce qui se passera par la suite, peut-être se dit-on que ce titre était finalement moins destiné à son public qu’à lui-même.

A la moitié de l’album, celui-ci perd sa tendance aux mid-tempo quasi-ininterrompus entamés depuis son ouverture pour prendre un virage nettement plus up-tempo, où le funk le dispute à la soul.

Ça commence plutôt fort avec « Check The Record », sans doute l’un des titres les plus réussis de l’album. Prince, goguenard, invite le compagnon officiel d’une femme à vérifier les messages de celle-ci sur son téléphone portable car après tout, ce n’est pas sa faute si elle a envie de passer la nuit avec lui plutôt qu’avec son conjoint. Sacré Prince ! Un peu court mais percutant, « Check The Record » est un pur funk princier, à la guitare aiguisée comme une lame de rasoir, où le placement de certaines voix témoins servant de base à des solos qui n’auront jamais été enregistrés, rappelle les grandes heures du « There’s A Riot Going On » de Sly Stone.

S’ensuit « Same Page, Different Book », morceau lui aussi connu depuis un certain temps, puisqu’il a fait l’objet d’un stream à partir du 6 janvier 2013 sur la chaine officielle YouTube de 3rd Eye Girl. Coécrit par Shelby Johnson, qui y a également la part belle pour l’interprétation qu’elle réalise dessus au côté de Prince, il s’agit là encore d’un morceau légèrement imparable, très caractéristique du son de Minneapolis, soutenu par une belle cocotte funky assez classique mais qui fait toujours son petit effet.

On revient aux lumières tamisées et aux ambiances moites avec la première version là encore totalement inédite de « When She Comes » publiée pour la première fois sur « Hit’n’Run Phase Two », sauf qu’en dehors des arrangements laissant place cette fois-ci à une performance vocale de haute volée de Prince, un piano délicat et une somptueuse guitare blues , le titre propose également des paroles qui n’ont plus rien à voir avec la version de 2015, en déroulant une proposition nettement plus orientée sur la chose. Si la première mouture pouvait se comprendre au sens de « Quand Elle Arrive », celle-ci ne laisse aucune place au doute et ce serait plutôt « Quand Elle Jouit ». Bref, quasiment cinq minutes d’érotisme musical pur dont lui seul semblait avoir les clés.

Arrive enfin le gros morceau de l’album, « 1010 (Rin Tin Tin ») qui propose un Prince en très grande forme, où celui-ci tient absolument tous les instruments. Vraisemblablement daté de la période 1993, la composition semble être un réenregistrement d’un morceau dont Prince a décidé de reprendre les idées pour en délivrer quelque chose d’autre, comme il le faisait assez régulièrement. En posant et reprenant cette chanson, Prince y insuffle une belle ambiance P.Funk, bien lourde et poisseuse comme on aime, avec une basse abyssale qui renforce le côté bulldozer du truc. Assurément, LE morceau incontournable de cette ancienne / nouvelle fournée inédite !

Malgré un son de claviers bien calamiteux façon eurodance (ah ouais quand même !), « Yes » (qui n’a absolument rien à voir avec le titre qu’il composa pour l’album de The Family sorti en 1985) est un vrai hommage, une nouvelle fois, à Sly & The Family Stone. Difficile de ne pas penser là à la frénésie syncopée de titres tels que « Dance To The Music » ou encore « I Ain’t Got Nobody (For Real) ». Selon les goûts, ça passe ou ça casse ! Selon votre serviteur, c’est du bon gros clin d’oeil sincère à son idole de toujours, et la confirmation de se dire, que tout comme « Born 2 Die » et Curtis Mayfield, il n’y a que Prince qui puisse vous faire le coup du Canada Dry ; ça ressemble à du Sly, ça a le goût du Sly, mais ce n’est pas du Sly !… Juste virez-moi ce synthé s’il vous plaît, et n’y revenez plus !

L’album se conclut avec « One Day We Will All B Free », proposition d’un monde à la fois réaliste mais tourné vers l’optimisme, qu’on peut sans peine apparenter à des morceaux comme « Resolution » (« Planet Earth ») ou bien « Reflection » (« Musicology »), à ceci près que l’interprétation qui en est faite offre une coloration musicale nettement plus organique, aux légers accents gospel juste ce qu’il faut , saupoudré d’un brin de guitare pizzicati assez plaisant.

Voilà, c’était « Welcome 2 America », un album somme toute assez représentatif de la période à laquelle il a été conçu, qui serait le panier haut d’une temporalité qui n’est certes pas la plus enthousiasmante de son auteur, mais qui a au moins l’immense mérite d’être homogène, cohérent et qui surtout, ne peut pas être comparé à un album précédent de la discographie déjà existante. En tout cas, une chose est certaine, il devrait une fois de plus défier les attentes de ses futurs auditeurs, selon qu’elles soient plutôt basses ou plutôt hautes. Et bien évidemment, on ne peut que vous conseiller de vous procurer le magnifique coffret Super Deluxe, pensé et designé de main de maître par Mathieu Bitton, ne serait-ce que pour bénéficier du Blu-ray du concert du 28 avril 2011 au Forum d’Inglewood, supplément royal à une édition qui ne l’est pas moins. Bring it on !!

 

 

« Welcome 2 America » (NPG Records / Sony Legacy), disponible à partir du 30 juillet 2021 en CD, double vinyle, coffret Super Deluxe, en streaming et en téléchargement légal disponibles sur les plateformes officielles.

*Si tu vis sur les hauteurs, tu prends trop de pilules, si tu as perdu le frisson contre ta propre volonté, alors relève-toi et sois fort !