27 octobre 1982, 29 novembre 2019. 37 ans après sa sortie initiale chez les disquaires, « 1999 » revient dans une édition totalement remastérisée et augmentée.  Un cadeau de fin d’année rêvé pour tout fan qui se respecte.

 

Fini de jouer ! C’est ce qu’on peut d’ores et déjà se dire à la vue de ce nouveau projet du Prince Estate, ne serait-ce que dans cette présentation honorifique à la mémoire du plus grand musicien du 20ème Siècle. Fourreau étoilé qui brille de mille nouveaux feux, 5 CD ou 10 LP au choix qui répondent à l’appel, un DVD en cadeau bonus et un livret orné de photos d’Allen Beaulieu, photographe officiel de l’époque dont les directives consistaient à recréer en sauce Minneapolis Sound l’ambiance futuriste de « Blade Runner ».

Fini de jouer, c’est ce que c’est sûrement dit Prince lorsque le temps fut venu d’accoucher d’un cinquième nouvel album alors qu’il venait de se prendre une fessée carabinée en première partie des Rolling Stones. Chahuté, hué, viré de scène à coups d’injures et de détritus en tous genres, le Kid de Minneapolis s’est servi de cette humiliation pour pousser un peu plus loin son plan d’attaque global mis en marche dès le début de sa carrière ; être le plus grand artiste pop de son temps et anéantir la concurrence jusqu’à ce que chaque musicien habitant cette planète aille lui baiser la main, façon  « Le Parrain » de Coppola, et qu’il soit ordonné dans la foulée Pape d’une caste sur laquelle il régnera par la suite sans partage.

Au final, quand il sort de son Home Studio dans le courant de l’année 1982, Prince débarque chez Warner avec suffisamment de matériel pour sortir deux double-albums, mais va opérer un choix drastique et sélectionner en tout et pour tout onze titres emblématiques qui constitueront son premier véritable pinacle, à la fois visionnaire, irrésistible, progressiste et diablement accrocheur.

POSSÉDÉ

Car « 1999 » est une mise en challenge de Prince par rapport à lui-même. Avec cet album novateur qui définira le futur de la musique électronique pour la décennie à venir, Prince endosse comme jamais sa panoplie d’alchimiste. Il trifouille dans les machines mises à sa disposition pour puiser la quintessence propre aux génies de tous poils, et y insuffler de l’âme, de la chair, de la sueur, du cœur et du sexe. Les morceaux qui en ressortent, lézardés de riffs de guitare tantôt rock, tantôt funky, plongés dans des synthés en fusion et assénés avec une rythmique venu d’outre-monde symbolisée par la Linn Drum dont il deviendra le grand ordonnateur, sont la marque d’un Prince hilare, mû par la vision d’un futur apocalyptique où on danserait avant de rejoindre l’afterworld. Un Prince qui surgit alors des fumigènes, avec un gang qui s’appelle déjà The Revolution (mais en petit et à l’envers sur la pochette). Une fois de plus Prince va jouer de tout son côté excessif pour imposer l’impensable ; une couverture avec le premier chiffre du titre en forme de phallus prêt à envoyer sa semence pourpre dans l’univers, des titres exagérément longs, des râles de jeunes filles en train de prendre leur pied dans des  taxis, des clips SM où il se fait fouetter par Jill Jones et Lisa Coleman, des solos rock en suspension dans des tempos funk d’une moiteur digne d’un Hammam, c’est un véritable fatras empli de stupre et de fureur sous angle robotique et technoïde, en surchauffe d’inspiration grandiloquente, qui règne tout au long de cet opus.

Prince déboule avec un disque que lui seul est capable de concevoir, persuadé qu’il est qu’il va embraser un inconscient collectif prêt à partir avec lui dans un futur dangereusement sensuel, absolu et définitif. Résultat des courses ; un an et demi non-stop classé dans les charts, deux singles qui vont façonner définitivement sa légende (« Little Red Corvette » et « 1999 »), une tournée triomphale sold out et plus de trois millions d’exemplaires de l’album qui s’écouleront dans la foulée. Baby, he’s a star !

L’ESTATE ENFIN A LA HAUTEUR

Après un premier rendez-vous un peu manqué (« Purple Rain Deluxe », 2017), un deuxième un peu juste (« Piano & A Microphone 1983 », 2018), un troisième un peu plus généreux (« Originals », 2019) et une ribambelle de rééditions issues du catalogue NPG Records chez Sony, Troy Carter et son bras droit Michael Howe ont donc décidé d’enclencher la vitesse supérieure en offrant au public (et aux fans) ce qu’ils attendaient fébrilement depuis ce satané 21 avril 2016, un coffret digne de ce nom, censé à la fois présenter un album original historique bénéficiant d’un nouvel écrin sonique, d’une grosse poignée de titres inédits issus du Vault de Paisley Park déplacé à Iron Mountain  pour sauvegarde, sans oublier deux enregistrements live dont un en vidéo. Le résultat est une déflagration proche d’une violente bourrasque, celle qui voit un Prince pourtant disparu régner en maître sur un monde musical effondré sur lui-même, car même si les 23 titres inédits qui constituent le gros morceau de cette nouvelle édition n’égalent qu’en quelques occasions ceux qui constituent l’album sorti en 1982, ils dessinent néanmoins une évidence cruelle mais ébouriffante, celle qui fait resurgir du passé la fulgurance d’un artiste dont le talent est encore aujourd’hui inatteignable pour beaucoup. Véritable catalogue du savoir-faire princier millésimé début des années 1980, les joyaux du Vault présentés ici démontrent s’il en était besoin une richesse de styles percutés par un fabuleux sens de la mélodie, de rythmiques en ébullition et d’arrangements idoines.

BERNIE’S TOUCH

Mais avant d’ouvrir la malle aux trésors, parlons déjà du remaster dont l’album original a fait l’objet. Exit Joshua Welton et sa propension à monter les niveaux tous azimuts pour l’album « Purple Rain », place à Bernie Grundman, nommé superviseur du projet et partenaire de longue date du Purple One. Le rendu est aux antipodes du travail de Welton, tant le rééquilibrage entre aigus et basses trouvent ici une nouvelle harmonie, doublée d’une belle puissance sonore. Au final, l’auditeur forcené qui connaissait l’album par cœur ne sera que rarement pris en défaut, même s’il faut noter quelques différences notables. Finies les saturations sales lors du solo de guitare de « Little Red Corvette » et du final crescendo tout en voix portées. Bienvenues aux délicats apports de claviers jusqu’alors enfouis de « Let’s Pretend We’re Married ». On glisse avec bonheur sur les nappes désormais rutilantes des synthés de « DMSR ». Quant aux chœurs de « International Lover », jamais vous ne les aurez aussi bien appréhendés que sur cette nouvelle mouture. On est donc bien en présence de la meilleure version trouvable de l’album, un poil même supérieure au SHMCD japonais sorti il y a quelques années et qui avait su déjà faire ressortir des brillances malmenées par le temps. Notons que Bernie Grundman a également officié sur la remasterisation des versions edit,  des versions promotionnelles, des faces B, des titres inédits ainsi que les enregistrements live, soit l’entièreté du coffret.

 

Cette belle entrée en matière amène naturellement à la face cachée de cet iceberg qui ferait déjà couler plus d’un Titanic, soit les vingt-trois titres issus du Vault, censés refléter chaque aspect créatif de son auteur. Inédits, prises alternatives et premières versions de morceaux ultérieurement officialisés dans un futur plus ou moins proche de sa discographie se disputent de concert pour décocher quelques beaux chocs émotionnels  que nos oreilles émues et attendries véhiculent au cœur. Le premier volume des inédits est à ce titre un quasi sans fautes.

THE VAULT CUVÉE 1981 / 1983

Après une première écoute de presse,où nous avions dû nous reposer sur nos souvenirs, nous pouvons maintenant vous offrir une découverte plus approfondie. Introduit par l’une des premières versions de « Feel U Up » qu’on retrouva en 1989 en face B de « Partyman », la mise à terre est immédiate. Drum machine programmée à la manière d’un TGV, voix démultipliées préfigurant les audaces de « When Doves Cry » et gimmick funky lancinant qui vrille en immédiateté les tympans, le morceau amène tout naturellement à une copie alternative de « Irresistible Bitch », aussi poisseuse qu’un goudron fraîchement étalé. De cette mélasse surgit une guitare aiguisée comme une lame de rasoir, tapissée par un parterre de voix éraillées et de nappes synthétiques balisant l’écoute. A peine se relève-t-on du choc d’entendre ces deux titres connus depuis belle lurette en édition pirate mais jamais écoutés de la sorte, qu’il faut reprendre nos esprits. Si « Money Don’t Grow On Trees » peut sembler plus anecdotique, force est de constater que si on a tant aimé Prince c’est aussi pour sa capacité crasse à naviguer avec aisance dans tous les styles. Cette sucrerie délicieusement pop, mélodique en diable et soutenue par une belle partie de batterie sonne comme une réminiscence d’un « Take Me With U » à venir,  comme si la Californie rayonnante des Mamas & Papas venait frapper de plein fouet les frimas de l’hiver du Minnesota. L’instant d’après, alors qu’on batifolait en pleine nature, c’est « Vagina » qui vient frapper à la porte. Ce titre transex minimaliste, annonçant rien moins que le mélange des genres du langage LGBT,  dégage un fort parfum de rock hardcore où la dirty guitar  du Maître éructe de la manière la plus salace. Alors que l’hypnotisme nous prend tout le corps, les festivités continuent avec « Rearrange » et « Bold Generation ». Le premier, sous ses habits de « Lady Cab Driver » qui s’ignore encore, est un parangon du style princier dans toute sa splendeur. Couplets et refrains forment un couple immédiatement addictif où en l’espace d’à peine une minute, le cerveau est prêt à l’assaut final d’un solo de six cordes couché sur des cocotes funk qui feraient danser tous les neurasthéniques de la Terre. Quant au deuxième morceau, surprise surprise, c’est rien moins que l’ébauche de « New Power Generation » qui nous est proposé sous des atours Pfunk que n’aurait pas renié le George Clinton de la grande époque. L’homme nous avait déjà fait le coup avec « We Can Fuck », ici c’est rebelote dix de der, et on ne s’en remet toujours pas. Bref, en musique comme en échecs, Prince a toujours deux ou trois coups d’avance. Pas étonnant alors que cet homme ait toujours été au-dessus de la mêlée de son vivant vu sa capacité à écrire son futur dès son présent, et dorénavant son passé. On passera volontiers sur « Coleen », instrumental sympathique mais dont les axiomes tournent rapidement en boucle, même si au détour de deux trois moments bien sentis, on croit entendre au loin les bases de production et d’arrangements de certains titres constitutifs de « Batman ». Qui a dit « 200 Balloons » ?

Cette pause permet à l’auditeur de souffler et de pouvoir se préparer au reste du menu. On le sait, à l’époque Prince a une sorte de fascination pour le mouvement et la musique rockabilly dont il détournera les codes pour mieux se les approprier à l’aune de son système de production. Cette visite du Vault n’y échappe pas et par trois fois, nous serons conviés à sautiller à ses côtés. « Turn It Up », « No Call U » et « You’re All I Want » (jumeau troublant de « Horny Toad ») sont pour Prince des récréations furtives et futiles, cherchant dans ces architectures syncopées le pouvoir du pur déhanchement. Après tout, on est roi du bassin ou on ne l’est pas ! Plus intéressantes sont ces ébauches en forme de quête inspiratrice qui traversent à la fois « International Lover (Take 1 – Live In Studio), « Something In the Water (Original Version) » et « How Come U Don’t Call Me Anymore (Take 2) » qui ont en commun cette fabuleuse sensibilité pianistique. On l’oublie souvent, mais entendre Prince au piano est au moins aussi impressionnant que de l’entendre jouer de la guitare. Que ce soient dans ses accents Honky Tonk, dans cette attaque des touches ébène et ivoire ou dans cette suavité à filer en permanence la chair de poule, Prince pianiste est immense.

PURPLE MUSIC

Toujours surprenant, que ce soit avec « If It’ll Make U Happy » dont on croirait qu’elle sort d’une bande originale d’un teenage movie des années 1980 ou dans sa velléité à écrire son devenir musical comme l’atteste les sonorités très Wendy & Lisa avant l’heure de « Teacher, Teacher » que Prince retravaillera d’ailleurs en 1986 avec les principales intéressées, l’évocation de ces inédits est une visite mémorielle permanente qui répond comme en écho à « The Beautiful Ones », son autobiographie inachevée sortie le mois dernier. La jovialité et le bonheur d’écouter Prince expérimenter, jouer et interpréter est permanent, comme un enfant frappé par le génie qui l’habite. Cette relative innocence, parfois transpercée par la doute et la fin (« Moonbeam Levels » dont la deuxième partie restaurée l’amène sur un terrain encore plus beau que celui de la version publiée sur la compilation « 4ever » en 2016), parfois gonflé à bloc et montrant ses muscles (« Can’t Stop This Feeling I Got » en mantra punkoïde qu’on croirait tout droit sorti des sessions de « Dirty Mind »), ou lâchant des vrais faux hits perdus dans les limbes (« Don’t Let Him Fool Ya » et « Do Yourself A Favor ») sont symptomatiques d’un pionnier avec pairs mais sans véritables héritiers. Ce que tend à prouver (une fois de plus)  la version absolument phénoménale et bien supérieure à celle présente sur « Purple Rain Deluxe » de « Possessed » dont le final guitaristique est un bonheur absolu.

Ce manque indubitable se cristallise avec « Purple Music ». Le titre choisi est en soi une véritable profession de foi, celle de dire que sa musique n’est identifiable que par une couleur emblématique qui lui est propre et qu’il déclinera tout au long de sa vie et de ses projets. Pas étonnant que l’Estate ait voulu (sans rires) en faire une marque déposée. Car « Purple Music » est sans doute à « 1999 » ce que « Crystal Ball » serait à « Sign O’ The Times », un morceau somme, une signature définitive traversée tout du long par les obsessions musicales de son géniteur, perdu puis retrouvé sur les étagères du Vault, afin d’enfoncer encore un peu plus le clou de la postérité. Pièce étirée sur pas loin de onze minutes, « Purple Music » et son beat roboratif, magnifiée par une guitare pizzicati et des claviers inspirés est un hymne à la création tous azimuts, au pouvoir de la transe et un sacré morceau de musique post-moderne, l’Everest insurpassable de cette collection mirifique.

ALIVE AND KICKING !

Enfin, impossible d’évoquer Prince sans évoquer l’homme de scène. La configuration choisie par l’Estate, qui risque fort de se décliner dans les années à venir (on rappellera ici que « Parade » devrait être le prochain sur la liste à se faire coffret), propose un autre rêve de fan ; apposer un concert à chaque période revisitée. Enregistré à Detroit le 30 novembre 1982, ce live du Triple Threat Tour a l’inconvénient de répondre au format des concerts de l’époque puisque Prince venait clore des soirées ouvertes par Vanity 6 et The Time. Le set est donc relativement court au regard des marathons princiers ultérieurs mais doit être entendu là encore comme le témoignage du passage vers l’étape qui l’amènera presque deux ans plus tard à sillonner les routes du « Purple Rain Tour ». L’instrumentation des concerts, à la fois organique et électronique préfigure les idées que Prince mettra en place suite au triomphe du film et de l’album de 1984. Ouvert avec « Controversy », ce live enregistré et mixé par David Z. assure au fan d’écouter enfin cette tournée dans des qualités optimum même si ce rétro-futurisme peut apparaître un brin suranné, voir daté. Il n’empêche qu’au rayon des pépites, le binôme « Head » / « Uptown » turbine à plein régime quand dans le même temps « Do Me, Baby » calme le jeu mais laisse toutefois pantois tellement la structure métronomique sur la longueur du titre est purement hallucinante. A l’écoute de « Automatic », on discernera même l’ébauche du « Computer Blue (Hallway Speech Version) » à venir et qui a vu officiellement le jour il y a seulement deux ans sur l’édition Deluxe de « Purple Rain ». Chez Prince, rien ne se jette, tout se recycle. Quant à la version de « 1999 » qui a servi d’éclaireur et de premier single au coffret, la version propose une guitare rythmique de Prince des très grands jours, affolante de précision et d’incision. Le disque se conclut, comme à l’accoutumée chez Prince,  en jam funky sur « DMSR » et ses éclats de synthés qui finissent de tapisser le toit du Masonic Hall où se tenait le concert.

Le DVD qui accompagne le coffret reprend peu ou prou la même tracklist que le CD live, si ce n’est la disparition de « Little Red Corvette » et « Uptown » au profit de « Lady Cab Driver ». D’une qualité forcément limitée vu les 37 ans d’âge qui séparent l’enregistrement de sa publication officielle, celui-ci souffre surtout d’une réverbération constante générée par une prise son effectuée directement sur la console vidéo puisqu’il s’agit ici du seul concert de la tournée filmé avec plusieurs caméras pour une diffusion en simultanée sur les écrans de la salle du Summit de Houston. Si l’image a également traversé le cours du temps avec difficulté, le rendu est quand même des plus honorables et permet d’assister à l’essentiel.

Et l’essentiel, en l’occurrence c’est Prince, 24 ans au compteur, transpercé par le bonheur, habité par une agilité de tous les instants, entouré tout du long d’une aura magnétique et arpentant la scène comme s’il marchait sur le toit du monde. Souriant, ultra décontracté, goguenard, hyper séducteur, le voir tel qu’il était en 1982 fait toujours et encore quelque chose, surtout lorsqu’on se rend compte en fin de disque qu’on aimerait tellement assister de nouveau à ça ! Cette grâce permanente, cette musique inimitable, cette connexion unique avec le public, cette scénographie si identifiable au talent de LeRoy Bennett avec qui il signa ses plus grandes tournées, passant allègrement de la candeur la plus naïve au spectacle le plus lubrique que vient souligner d’ailleurs un « Head » joué torse nu pendant que Jill Jones le regarde quasi dénudée à l’arrière, tout ça nous manque terriblement !

Au terme de l’exploration de ce coffret absolument majestueux, on pourra certes disserter sur l’absence de « Extralovable » et « Lust U Always », les morceaux les plus renommés et cachés du Vault de cette époque, ainsi que sur la probabilité que certains titres mixés ne soient pas exactement ceux voulus par Prince de son vivant (toujours l’oeuvre de Niko Bolas après ceux de « Originals), mais en l’état cette édition (définitive ?) fait plaisir à entendre et à voir.  Surtout, elle semble être la première pierre d’un édifice en devenir, celui d’une discographie revisitée qui devrait connaître à l’avenir de multiples itérations du même acabit. C’est bien tout le mal qu’on nous souhaite !

 

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