Art Tatum

Un album, un artiste, un groupe à ne pas manquer. Partagez vos expériences musicales.
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Philippe Nollet
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19 décembre 2005, 13:04

Je n’ai pas assez de mots ni d’année me restant à vivre pour dire enfin toute l’adoration qui est la mienne face au génie d’Art Tatum. Depuis une vingtaine d’années au bas mot j’ai la sonorité de son piano qui jouit de volupté dans les pavillons de mes oreilles rouges de gratitude. C’est un grand pianiste, un grand jazzman, un grand compositeur et un grand philosophe de la cause noire – la seule qui vaille, celle qui se passe des thuriféraires obligés de la gauche petite-bourgeoise et prend les armes plutôt que de passer bêtement par les urnes…

Il y eut un temps où l’on se demandait si quelqu’un d’autre pourrait un jour jouer aussi bien que Tatum du piano sur cette terre. S’il répondait même aux canons du jazz de son temps. S’il n’exagérait pas dans la surenchère avec ces déluges de notes – douze à la seconde, de quoi rendre vert un Joe Satriani d’autre obédience – fondues enchaînées à la vitesse de la lumière. C’est à en rester blême de jalousie des géants comme ça. Tatum est l’un des rares pour moi à représenter comme une raison valable de ne pas se pendre, bien que la tentation soit plus forte chaque jour. Seul derrière son clavier comme une montagne rutilante, il fait et défait des continents de blues pur, des pans entiers de falaise s’éboulent sous la pompe de sa main gauche tandis que sa main droite sème à l’infini des kyrielles de notes auxquelles je ne comprends rien objectivement mais qui touchent de si près la beauté sombre du monde…

Art Tatum construit et déconstruit les harmonies, toutes les pièces du puzzle éclaté aimantées les unes par les autres et qui pourtant voltigent indépendamment les unes des autres, il dirige d’une main de velours des soieries imprévues de doubles et triples croches qui tintinnabulent joyeusement et se réceptionnent dans un ballet gracieux comme des plumes d’oie sur un lit de satin. Infime virtuose, mais pas que ça, Tatum a quatre mains, ou alors toutes les lois de la physique et de la chimie sont bouleversées. Il est le virtuose d’un seul outil mais dans cet outil – un Steinway and Sons de même ébène glacée – les guitares pleurent, les cordes scintillent et les percussions sous-jacentes explosent de rire à mesure que progresse l’orgasme à venir. J’ai tellement écouté un morceau comme «Blue skies » que je peux presque dire que je le connais absolument par cœur, à la note près bien sûr, mais aussi au silence près, au moindre souffle de vie (caché derrière les trombes aiguës des grilles harmoniques éventrées) près.

Après Art il n’y a plus de piano, plus de Gershwin ni de Cole Porter qui tienne. Quand on les écoute après lui, on dirait qu’ils tournent au ralenti, on vérifie que la chaîne n’aurait pas des ratés, ou peut-être une coupure de courant ? Art Tatum prouve que le simple génie suffit à redorer le blason d’une composition faible et rafle ainsi la mise de sa démonstration multipliée par mille comme une quinte flush royale. Son jeu intrinsèquement sublime et assurément divin est encore rehaussé par les piailleries quelconques et vaines de la concurrence – en remettant celle-ci à sa véritable place : une pièce désaffectée de mornes exécutants. Derrière Art tout est déficient et modeste, simulacre et faute de mieux, façon d’enjoliver un destin perdu d’avance. Ses trilles aux mille phalanges ont la candeur bondissante de l’adolescence qui frétille, il joue comme il respire et il vit comme il improvise : sur la corde raide des émotions trop grandes pour un si petit thorax. La distinction innée du moindre accord et le fluide galopant au long de nos nerfs sont une leçon de vie : la composition n’est qu’un prétexte. Le solo une philosophie. Chaque solo babillard de Tatum est l’émergence d’un monde complètement à part offert en cadeau à une humanité béate d’admiration et pourtant impuissante à lui donner un sens.

Dans un solo d’Art Tatum le sens profond des choses s’affole et s’abuse lui-même, se perd vers des cimes dont on ne sait trop si elles vous asphyxient ou au contraire vous apportent enfin l’oxygène purificateur qui vous manquait depuis toujours. D’une note à l’autre on est saoulé de virtuosité, emmené par la main vers un jardin des supplices où chaque coup porté serait une caresse d’ange, hors de toute raison ça rebondit et ça patine, ça virevolte et ça jaillit dans tous les coins de l’esprit et pour rejoindre aussi l’âme en son cœur, ça ne cesse de nous jeter au visage un galimatias de notes en feux follets tourbillonnants. On est aspirés, on monte dans une spirale de sons comme dans un grand huit sans ceinture, mi-puzzle mi-kaléidoscope où tous les sens sont happés et malmenés, chaque nouveau solo qui jaillit est un piqué jusqu’auboutiste et allègre sur une sphère d’appoggiatures et d’anacrouses en cascades. Un happement infernal et haletant qui ne laisse aucun répit. Il invente des harmonies et des sons mais moins en chercheur qu’en instantanéiste binaire et déroule une musique dont on peut s’étonner qu’elle n’ait pas ouvert les eaux, rendu la vue aux aveugles et multiplié les pains, elle aussi. C’est qu’en définitive, embrasé d’un amour extatique et mystique pour les grands illuminés de cette espèce perdue, je connais bien peu de musiciens qui transpirent et suintent autant l’amour du Christ que cet Art-là. Un distillateur de jouissance mystique, voilà ce que m’évoque Art Tatum, l’homme aux mille doigts de Dieu.
Ceyb
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C'est joli ce que tu écris avec tes doits :wink:
Mais plus concrètement, as-tu des albums à recommander,
qu'on puisse écouter en te relisant ???

un live ? un studio ?
Seul au piano ?

Ceyb *
Philippe Nollet
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Philippe Nollet a écrit :ok Ceyb :

http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/B ... 89-4794026

un must ! :wink:

à++

Phil
Ca tombe bien, c'est Noël

Merci ;-)

Ceyb *
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funkygemini69
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“If you want to find the Secrets of the Universe, think in terms of Energy, Frequency and Vibration.” – Nikola Tesla
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