La diffusion du film de Prince  » Sign O’ The Times » fin novembre dans toute l’Europe, génère une véritable excitation chez les fans. En France c’est Pathé Live qui organise la projection dans 143 cinémas le 23 novembre, comme nous vous en parlions il y a quelques jours.

Mais Sign O’ The Times n’est pas simplement « un concert filmé ». C’est bien plus que cela, comme nous le présente avec talent Elvis Paisley, membre ô combien actif sur notre cher forum, et grand spécialiste du cinéma.

Elvis is in the building

Présenté dans une version restaurée 2K et 5.1, « Sign O’ The Times», le film-concert de Prince, revient dans les salles françaises pour une projection unique le 23 novembre prochain. L’occasion était trop belle pour revenir sur un parangon du genre, à la musicalité hallucinante et au dynamisme cinématographique d’une rare virtuosité. Avec ce condensé de sa tournée européenne de 1987, le Kid de Minneapolis allait être définitivement hors de portée de tous les autres musiciens de la planète, si haut dans son génie créatif, qu’il marquera à jamais son Histoire et par extension, celle du rock tout entier.

En cette année 1987, cela fait maintenant cinq ans que Prince règne sans partage sur la musique. Depuis 1982, il a dégainé disque majeur sur disque majeur, du double-album « 1999 » en passant par le tsunami « Purple Rain », sans oublier le psyché « Around The World In A Day » et le sémillant «Parade», chaque opus sorti construit une grande œuvre. Il se permet également d’asséner des tournées grandioses où il se positionne comme le plus incroyable performer de son époque. Comme si ça ne suffisait pas, il balance des productions annexes à tour de bras afin d’épancher sa frénésie de compositeur débordé par ses propres fulgurances (The Time, The Family, Madhouse, Sheila E., Jill Jones, etc.) et offre même, magnanime et sûr de lui, des ritournelles pop qui finiront en haut des charts («Manic Monday » des Bangles).

Mais rien ne va nous préparer au fatras funk et poisseux qui va suivre, alors qu’il vient de remercier The Revolution pour services rendus. Pensé initialement comme un triple-album baptisé “Crystal Ball”, mais amputé de deux faces sur recommandation de Warner, « Sign O’ The Times » débarque dans les rayons le 30 mars, devancé par un single au titre éponyme qui ne ressemble à rien de déjà entendu, non seulement dans la discographie de son auteur, mais également dans l’environnement musical de l’époque. Protest song robotique chantée comme s’il s’agissait d’un prompteur de journal télévisé qui défilerait devant nos yeux, et qui renvoie au clip qui l’accompagne, “Sign O’ The Times” est un blues venu du futur, annonciateur visionnaire de l’impact à venir du rap et de l’électro, tout en n’oubliant jamais ses racines black. Un véritable tour de force, d’autant plus incroyable, qu’il est muni en B. Side d’un inédit, “La, La, La, He, He, Hee” dont la version maxi n’a déjà plus rien à voir, puisqu’il s’agit là d’un morceau purement festif, comme si James Brown avait trouvé la réserve d’acides de Funkadelic / Parliament, sur fond d’aboiements de chiens en rut, comme pour appuyer un peu plus l’hommage envers George Clinton, inénarrable géniteur de “Atomic Dog”. L’air de rien, ce double mini-programme annonce les couleurs de l’album (Peach & Black, Chair et Noir, White Rock Vs. Black Funk…), à savoir un kaléidoscope de toutes les capacités musicales de Prince. Funk, rap, pop, rock, soul, blues, folk, tout y passe, à la fois dans ses compositions mais également dans l’appréhension de son instrumentation, quintessence de sa capacité à la limiter jusqu’à l’épure (“Forever In My Life”) ou au contraire, à la peaufiner jusque dans ses moindres recoins (“Slow Love” et l’orchestre de cordes de Clare Fischer). C’est un choc, même si le précipité frise le bordel ambiant, le foutraque sonore, transpercé qu’il est par des évidences qui n’appartiennent qu’à lui et son irrépressible génie à mitrailler du hit en pagaille (“I Could Never Take The Place Of Your Man”, “The Cross”, “Strange Relationship”…) A tel point qu’il faudra aux auditeurs nombre d’écoutes pour en déceler tous les trésors d’arrangements et de production, et aux journalistes de l’époque tout le discernement nécessaire pour annoncer qu’il y a bien là présence d’un nouveau chef-d’œuvre, avant-gardiste et visionnaire jusqu’au fond du sillon.

The Sign ☮’ The Times Tour

Mais Prince ne va pas en rester là, forcément, et va décider de prendre la route avec un nouveau groupe menée par la sublime Sheila E. à la batterie, afin de défricher et enrichir sur scène l’album qui vient de sortir, en commençant tout d’abord par arpenter les terres européennes, non sans avoir donné un petit tour de chauffe à domicile, chez lui, au First Avenue de Minneapolis. Débarqués à Stockholm le 8 mai, Prince et ses musiciens donnent alors le coup d’envoi d’une tournée de 34 dates et une nouvelle fois, même si on commence à connaître l’animal, rien ne nous aura préparé à ce show de nature proprement extra-terrestre pour lequel Prince sait ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Ainsi, s’il autorise les photographes à prendre des clichés des premières chansons du concert, il interdira toute télévision à venir filmer celles-ci, comme s’il savait déjà que le seul à pouvoir rendre compte de la qualité visuelle et sonore de la chose, c’était lui et personne d’autre. Il aura eu mille fois raisons, même si bien évidemment l’heure n’est pas encore venue de faire regretter à ceux qui ne se seront pas donné la peine de se déplacer leur manque total de discernement.

Émergeant des fumigènes sur fond de guitare saturée dont le son provient déjà d’une dimension proche de l’hyper-espace, Prince commence au même endroit qu’au début de son nouveau magnum discographique, et brouille d’entrée les pistes. Bastonné par une boite à rythme surpuissante qui perfore le plexus solaire de chaque spectateur, découpé par une cloud guitare hurlante de douleur et finalisé par des percussions martiales emmenées par tout le groupe qui déboule sur scène en rang d’oignons, “Sign O’ The Times”-le titre, se retrouve alors transfiguré, muté par une puissance qui doit sûrement venir de l’Au-Delà pour autant traumatiser son auditoire d’entrée de jeu. Quand “Play In The Sunshine démarre, en version up-tempo qui s’emballe jusqu’à l’apoplexie, laissant sur le carreau les moins préparés, l’œil est alors convoqué autant que l’oreille. Le décor, reprise de la pochette de l’album concerné, est recréé dans ses moindres détails et mis en lumière par une science de l’éclairage proche de l’émotionnel le plus pur. C’est une véritable carte postale de cinéma qui encadre chaque geste et chaque note de cette merveille absolue. C’est la ville-néon du “Coup de Cœur” de Coppola qui rencontrerait le soleil mordoré du “Excalibur” de Boorman. C’est “Funk Side Story” en mode Gangster / Pimp. C’est ce qui fera dire à Serge Gainsbourg, alors Président de l’éphémère Festival du Film Rock de Val d’Isère initié par Philippe Manœuvre, où le film était alors projeté, que de sa vie, c’est ce qu’il avait vu de plus beau sur une scène.

Pouce !

Cela fait seulement une dizaine de minutes que le concert / film vient de débuter, et on a déjà envie de crier « pouce ! », de se ménager un espace de respiration. C’est la scénographie de la tournée « Purple Rain » qui ferait l’amour à la débauche d’énergie de la tournée « Parade ». Après avoir expédié quelques minutes de « Little Red Corvette », gonflées d’une belle sensualité charnelle, Prince & The Band pulvérise la version studio de « Housequake » pour délivrer sans aucun doute possible le plus incroyable hommage sonore à James Brown. Bousculé par des syncopes et le saxophone acrobatique de Eric Leeds, transpercé par une danse hoquetant entre la transe et la gymnastique pure, le morceau détruit tout sur son passage. A ce stade, on se dit que l’enfant chéri du Minnesota ne va pas tenir ce rythme infernal, qu’il y a bien un moment où on va le prendre en défaut, guettant le faux pas accidentel ou la baisse de régime. Mais non ! Même lorsqu’il investit sa panoplie de crooner jazzy pour « Slow Love », jouant de sa voix aux multiples octaves, minaudant et transpirant la suavité, il terrasse à nouveau. Cette pause soul du plus bel effet débouche alors sur deux nouveaux pics hallucinatoires. « I Could Never Take The Place Of Your Man » d’abord, où Prince continue les pirouettes et assène une version du morceau de nouveau complètement revisitée. Il faut le voir, crâneur et charmeur, balancer sans doute l’un de ses plus beaux solos de guitare jamais enregistré en live, où sa guitare n’est plus que l’extension de son propre corps et trouvant dans les notes qu’il va chercher la troublante jovialité de l’instant. « Hot Thing » ensuite,  se baignant avec délectation dans le stupre, ce qui lui permettra de mimer avec Cat l’acte sexuel le plus païen qui soit, avant de continuer les grands écarts et autres glissades  tout en jouant de l’imagerie masturbatoire avec son micro, narquoisement placé au bon endroit dès qu’il s’agit de convoquer son alter-ego maléfique.

Prince est en forme, investissant tous les styles, toutes ses personnalités, et s’amusant même à jouer de son décor pour en faire un rendez-vous nocturne mal famé, plein de papiers gras et de musiciens / figurants déguisés en petites frappes ou en flic des rues, ceci afin de mieux illustrer la reprise du « Now’s The Time » de Charlie Parker où chaque partie instrumentale ne sert qu’à montrer les superpouvoirs de son groupe. C’est bien sûr Sheila E, guest de luxe, qui finira par clôturer le titre en un solo de batterie proprement sauvage et brutal, avec une collection de baffes infligées à ses cymbales. Ce n’est plus vraiment un concert, bien que la musique survole tout, mais ce serait plus une réunion sabbatique, terminologie elle-même écartelée entre le religieux et la sorcellerie. Souvent, on dit d’ailleurs que quand un concert est réussi, c’est que le Diable était dans la salle ce soir-là. A voir le spectacle qui nous est offert, on peut raisonnablement penser que Satan n’était pas seul, il avait dû amener au moins tous les suppôts des Enfers avec lui.

LOVE / SEX

Après un « If I Was Your Girlfriend » dépouillé et tendu comme un slap de basse, falsetto en avant, partagé entre un néon « Love » et un autre « Sex », finissant sur un Cœur sur lequel les deux inséparables vont aller faire leur nid d’amour, Prince va alors sortir de sa manche une incroyable variation de « Forever In My Life ». Guitare sèche en bandoulière, chœur gospel parfait à l’arrière, le titre se finit avec les tripes sur la table et les larmes aux yeux. On cherche encore à savoir si elles sont vraies ou fabriquées, Dr Fink aussi d’ailleurs, mais si c’est de la comédie, ça reste du Grand Art au niveau de l’implication émotionnelle, absolument terrassante de beauté.

A peine remis de nos émotions contraires que Prince va offrir le double climax du programme en cours, en commençant par un grand raout funk dont il a le secret, « It’s Gonna Be A Beautiful Night » auquel il est inutile de résister. Cocottes funky, acrobaties toutes plus folles les unes que les autres, passage à la batterie, Sheila E en justaucorps blanc transparent, incroyable Sex Queen rappant à la vitesse de l’éclair, accélération permanente avec dérapages contrôlés, riffs de cuivres en ébullition, éclairage tournant sur lui-même et au bord de l’effondrement, public en apnée, on frise en permanence la crise cardiaque. Mais ce n’est rien face à la force tellurique qui va s’abattre sur nous l’instant d’après ! Avec « The Cross », Prince convoque son Dieu, la Puissance stellaire et la foudre en même temps. Morceau plein de rage et d’espoir, magnifié par une Sheila E (encore) totalement habitée, le morceau apparait alors proche de la rupture d’anévrisme, à moins qu’il ne s’agisse d’un orgasme final, finissant sa trajectoire en douceur dans une poignée de fleurs qui s’envolent, véritable caresse affectueuse pour mieux nous remettre de la fessée implacable qu’on vient de sentir passer.

Car c’est une évidence, d’autant plus quand, comme votre serviteur on a eu la chance de vivre ce moment en vrai, dans une fosse surchauffée, au troisième rang d’un Bercy qui en gardera à jamais une trace indélébile (le clip “U Got The Look”, intégré au film, y est tourné pour l’occasion), la tournée “Sign O’ The Times” est un rêve éveillé, démesuré, d’un irréalisme constant, d’une bravoure déconcertante et sans nulle autre pareille. C’est sans doute ce qui aura forgé à jamais la relation qu’entretenait Prince avec son public européen qu’il tenait dans une haute estime, et réciproquement. Ce sont pour toutes ses raisons que cette tournée est la plus hors du temps, apparaissant très vite comme un fantasme cinématographique à venir pour celui qui a toujours couru après ses rêves de Grand Ecran, tout en s’exonérant de poursuivre la tournée aux Etats-Unis.

Un témoignage en 35 mm

Avec “Sign O’ The Times”-le film, Prince n’a désormais plus besoin de se projeter en figure semi-autobiographique comme dans “Purple Rain”, de faire semblant de rendre hommage aux comédies dramatiques américaines en noir et blanc des années 1940 comme dans le très embêtant “Under The Cherry Moon” ou bien de se ridiculiser dans le consternant “Graffiti Bridge” à venir. Non, Prince finalement n’a besoin que d’être Prince, et même si il essaie de greffer un semblant de dramaturgie en mettant en scène un trio amoureux au sein de ce Funk’n’Roll Circus entre Cat, Greg Brooks et lui, cela apparaît très vite comme inutile tellement la forme qu’il donnera à ce témoignage filmé en 35mm est prodigieuse, tant dans les cadrages que dans les mouvements de caméra, ou dans le mixage sonore propre à décorner un bœuf, sans parler de la puissance jubilatoire que l’on ressent à sa vision, décuplée par un montage percutant (le découpage crescendo sur “Forever In My Life” est à ce titre exemplaire). Cette mise en scène façonnée à posteriori – Prince ayant largement revu sa copie en post-production à Paisley Park, théâtre de futurs reshoots ajoutés au concert initial du Ahoy de Rotterdam – sert avant tout à présenter le plus fidèlement possible les chorégraphies absolument démentes, la musicalité exceptionnelle et la scénographie imaginative du show, comme un témoignage censé traverser le temps, les époques et les générations.

 

Pendant très longtemps, le film n’était plus disponible jusqu’à ce que des éditions DVD et Bluray apparaissent ces dernières années, en Europe et au Japon. Mais bien évidemment, s’il y a bien un endroit où “Sign O’ The Times” se doit d’être vécu comme une expérience totale, c’est bien en salle. Les fans français se souviendront d’ailleurs des projections au Max Linder dans les années 1990, servi par une installation sonore labellisée THX du meilleur effet, celui qui remplit avec bonheur nos tympans.

A l’occasion du 30ème anniversaire de l’album, de la tournée et du film, “Sign O’ The Times” va être de nouveau projeté au cinéma grâce au réseau de salles Pathé Gaumont, pour une séance unique le 23 novembre 2017 à 20h00. Une occasion unique et forcément nostalgique qui résonne déjà comme un constat légèrement douloureux ; celui d’une attente achevée le 21 avril 2016, où plus jamais Prince ne remonterait sur scène.

Et si vous vous demandez encore à quoi peut ressembler “Sign O’ The Times” et son génie, définitivement couchés sur pellicule pour la postérité, en voici un petit échantillon ci-dessous. Enjoy !