Bis repetita placent ?

Ce quatrième et dernier jour commence avec un arc-en-ciel au-dessus du Park, alors qu’il n’a pas plu depuis vendredi. Les plus spirituels y voient un signe.

Pour la dernière fois, notre cortège pénètre à l’intérieur de la bâtisse blanche. Une certaine familiarité s’est installée entre les participants. On se sourit plus volontiers, on échange des clins d’œil. Joel, le responsable de Graceland Holdings, nous accueille et nous annonce que la prochaine Celebration aura lieu dans un an, du 19 au 22 avril. Je prends la température autour de moi : les Américains sont aux anges ; le couple d’Australiens qui se trouve à ma droite ne rempilera pas tout de suite. « Dans cinq ans peut-être ! » me dit ma voisine.

Pour la dernière fois, Damaris s’avance, gracile, sur l’avant-scène. De plus en plus à l’aise dans son rôle de « motivational speaker« , elle souhaite évoquer avec nous trois mots :

Bizarre (weird) : « rien n’est bizarre. Si on vous dit un jour que vous l’êtes, c’est que votre interlocuteur ne vous comprend pas. Et en ce cas, remerciez-le. C’est une autre manière pour lui de vous dire que vous êtes différent. Comme Prince l’était : il a vécu ‘au rythme de son propre tambour' » (traduction littérale d’une expression que l’on pourrait traduire par « il a toujours tracé sa route »).

Grandir (growth) : »même lorsqu’on a l’impression d’être dans une ornière, en réalité on continue de grandir. On ne peut pas se développer sans parfois se retrouver bloqué. » (On pense ici à la lutte qui opposa Prince à Warner dans les années 90, ces « années de frictions ».)

Perfection (perfect) : « nous sommes tous parfaits. Les défauts n’existent pas. Lorsque nous avançons dans la vie, nous améliorons notre perfection ».

Pour la première fois, le visage de certains des participants se colore d’un petit rictus sardonique… Damaris nous livre ensuite une recommandation plus immédiate et terre à terre (et donc bienvenue) : « Never stop the purple party« .

Fine bouche

Avant de nous quitter, l’ancienne danseuse de Prince nous annonce que le concert qui s’apprête à être projeté devant nous est celui du Tokyo Dome, donné le 31 août 1990 dans le cadre du Nude Tour. Et là, comme une trainée de poudre, la phrase « mais j’lai déjà vu », prononcée en une dizaine de langues étrangères, se répand dans toute la salle. Car oui, ce concert tournait en bootleg dès le début des années 90, même à Paris… Et deux clics de souris sur Google suffisent aujourd’hui pour le visionner.

On ne s’attardera donc pas sur cette prestation, d’un intérêt tout relatif, comme malheureusement la plupart des dates de cette tournée tiroir-caisse peu inspirée (ceux présents au Parc des Princes peuvent en attester). Ça joue très bien (vive Michael B), les titres s’enchaînent avec souplesse (The Future, Rock to the F.L.O.W. 1999, Housequake, Kiss, Sexy Dancer), la lumière est sur Prince et rien que sur Prince, les interactions avec le public sont minimales et les gesticulations des Game Boyz vous plongent dans des affres de perplexité. Bref, le Nude Tour. Fort heureusement un Bambi généreux vient sortir la salle de sa torpeur dominicale. Et juste après le début d’Alphabet Street, l’écran devient brusquement noir. Les applaudissements sont moins nourris que d’habitude ; les participants semblent faire la fine bouche… (On devrait sans doute s’en vouloir d’être aussi difficile ; on pense au passage du livre de Raphy, Purple Fam, sur la gageure toujours plus grande qui consiste à satisfaire les fans de Prince les plus investis…)

One day my Prince will come

L’avant-dernier panel de cette Celebration réunit, toujours autour de Jim – le journaliste de The Current désormais habitué des lieux -, Kip Blackshire, Shelby J et Donna Grantis.

Jim demande aux panélistes comment ils ont rencontré Prince. Les trois histoires qui vont nous être narrées démontrent à quel point Prince, dans la deuxième partie de sa carrière, était devenu un mentor, un guide.

Kip répond en premier. Il rencontre Prince en 1999, dans des circonstances assez singulières. Le 21 juin, Santana se produit à Minneapolis. Après le concert, Prince le convie à venir jouer avec lui à Paisley Park. Morris, qui connaît bien Kip, lui propose de venir. Avant le début du bœuf, Kip s’empare d’un ballon de basket qui traîne sur la bordure du petit terrain situé à côté du Soundstage. Il fait quelques lancers… Prince l’aperçoit, le regarde jouer mais ne dit rien. Quelques jours plus tard, Morris appelle Kip. « Prince veut que tu viennes à Paisley Park pour faire une partie de basket avec nous« . Kip ne se fait pas prier. Arrivé au Park, Prince est déjà sur le terrain, occupé à nouer ses baskets. Il se relève, regarde Kip avec un air de défi et lui jette à la figure un jersey NPG… Kip l’enfile et se redresse. Prince lui fait face et lui lance le ballon sans ménagement , directement dans l’estomac. On a les images du sketch de David Chapelle à l’esprit, forcément. Game on… Après le match, Kip va se doucher et en sortant de la salle de bains, il commence à chantonner. Alors qu’il s’apprête à quitter le Park, Morris lui dit qu’il peut rester pour la répétition qui va commencer. Kip se fait tout petit, écoute et observe. Au bout de quelques titres, Prince lui dit : « je t’ai entendu chanter tout à l’heure ; voyons ce que tu sais faire. Tu connais Little Red Corvette ? » Kip répond que non, qu’il a été élevé par des parents qui n’écoutent que du gospel et que Prince était interdit à la maison (comme pour D’Angelo et Questlove d’ailleurs…). Prince le regarde, lui tend les paroles de la chanson et lui dit en souriant : « ça devrait être marrant »… Kip passa le test. Il joua pendant deux années avec Prince et sa mouture du NPG d’alors…

Décidément, Prince employait des méthodes assez particulières pour tester la capacité de résilience d’un collaborateur potentiel…

C’est au tour de Shelby d’évoquer son « origin story » à elle. Avant de rencontrer Prince, elle était choriste (notamment sur la tournée « Voodoo » de D’Angelo). Son frère l’appelle un soir pour lui dire que Larry Graham recherche une chanteuse pour un seul et unique concert. Pas bégueule, Shelby accepte. On la fait venir à Las Vegas pour des répétitions (le concert avait lieu au Rio, dans le cadre de la résidence 3121). Pendant la balance, Shelby commence à chanter Higher Ground. Tout à coup, une voix grave se fait entendre du fond de la salle : « chante-la à nouveau ». Elle s’exécute avec application et ferveur. À la fin de chanson, Larry la regarde avec affection et lui dit : « je crois que tu viens de passer ton audition« . Prince s’avance alors vers elle. « On avait l’impression qu’il ne marchait pas mais qu’il flottait » dit en riant Shelby. Il s’adresse à elle : « tu es une grande chanteuse ». Le concert de Larry Graham commence quelques heures plus tard. Au milieu du titre de Tina Turner « I Can’t Stand The Rain« , la foule explose. Shelby pense un instant que c’est à cause de sa prestation (« je suis trop cool ! » se dit-elle alors) mais en fait c’est Prince qui vient d’arriver sur scène…! Shelby se retrouve à partager le micro avec lui… Et la seule pensée qui lui vient à l’esprit à cet instant est : « oh mon Dieu, mon haleine… Qu’est-ce que j’ai mangé à midi moi déjà ?! ». La salle rit de bon cœur.

Shelby retourne ensuite chez elle en Caroline du Nord, extatique. Quelques jours plus tard, elle reçoit un appel d’un des assistants de Prince. « Prince souhaiterait que vous vous rendiez à Paisley Park dès demain matin et que d’ici là, vous ayez appris quelques chansons. »

Shelby s’exécute. Elle passe la nuit et le trajet en avion qui l’amène à Minneapolis les écouteurs de son Ipod enfoncés dans les oreilles pour apprendre ces titres (au nombre desquelles figure Baby Love). Arrivée au Park, on lui demande de monter sur scène sans attendre. Prince veut s’assurer « qu’elle a bien fait ses devoirs ». C’est le cas et Prince lui demande alors de participer au concert qu’il organise pour le 31 décembre 2006. Le concert se passe très bien (« fantastic gig » pour reprendre l’expression de la toujours enthousiaste Shelby J) et Prince lui dit juste après : « je te veux dans mon groupe ». Et ce que Prince veut… Dès le premier janvier, les répétitions commençaient pour le concert de la mi-temps du Super Bowl, avec Shelby J. Morale de cette histoire selon elle : « il faut travailler dur ; la chance sourit à ceux qui sont préparés« . Elle clôt son intervention par un « avec ce concert, je suis devenue pourpre » qui lui vaut les applaudissements nourris des fans.

Le fait du Prince

C’est Donna qui ferme la marche. Personnalité intéressante que celle de Donna Grantis, dont le jeu de guitare particulier n’a pas réussi à convaincre tous les fans de Prince, loin s’en faut… Très timide, visiblement très émue d’être là, elle semble encore profondément affectée par la disparition de Prince. Elle porte un regard très déférent et admiratif sur lui. L’émotion est de toute évidence sincère.

Donna se reprend, après avoir failli flancher. Elle se souvient de sa première prestation publique avec Prince : Bambi et Screwdriver, joués pour le Tonight Show de Jimmy Fallon. Elle nous parle de l’alchimie entre Prince et 3rd Eye Girl, de l’énergie de ce quatuor, de l’attachement de Prince à ce projet. De la pression aussi… Elle évoque ensuite son parcours. Juste avant de rejoindre le premier cercle, Donna était membre d’un trio de jazz fusion et musicienne de studio freelance (session player). Elle cachetonnait en somme… Pour être plus visible, elle avait mis en ligne sur Youtube deux vidéos de ses prestations : une reprise de Stratus de Billy Cobham et Electra, une composition originale qui servira de base au titre Plectrum Electrum des 3rd Eye Girl.

Or, Prince, encore et toujours à la recherche de sa prochaine esthétique, avait demandé à Hannah Ford et son futur mari Joshua Welton de dénicher des nouveaux talents sur le net. C’est ainsi que Donna fut repérée.

Un soir, donc, de manière complètement inattendue, Donna reçoit un email : « vous êtes invitée à un bœuf à Paisley Park ; merci de nous faire part de votre réponse ». Donna croit dans un premier temps à un canular mais finit par se convaincre que cet email est bien réel. Elle y répond. L’email fut suivi d’un coup de téléphone. Et le coup de téléphone d’un aller-simple pour Minneapolis. Donna nous confie que jouer pour Prince était un rêve. Elle en pleure. Avant son arrivée, on lui avait demandé d’apprendre quatre titres : Purple Rain, Cause And Effect, F.U.N.K. et Endorphine Machine. À peine arrivée au Park, on lui demande de rejoindre Ida et Hannah en salle de répétitions ; elles commencent à jouer ces quatre titres. D’autres suivirent. Beaucoup. Du mois de novembre 2012 au mois de mars 2013, les trois musiciennes jouent sans discontinuer : « répéter, transcrire et improviser ; c’est tout ce que nous avons fait pendant cinq mois. Nous préparions notre passage au Tonight Show… »

La question suivante de Jim porte sur la signification du nom « 3rd Eye Girl » : « nous ne savions pas de quoi il s’agissait nous-même ; était-ce Prince ? Nous ? Un simple dessin ? Un bootlegger ? Une de nous trois ? On était dans le flou le plus complet. Et puis, le soir du Tonight Show, on entend Jimmy Fallon annoncer : ‘Ladies & Gentlemen, please welcome 3rd Eye Girl’. C’était nous quatre ! » On ressent la même excitation qui a dû être la sienne ce jour-là.

Jouer, encore et encore

Jim souhaite alors que les trois invités s’expriment sur leur expérience sur scène au côté de Prince.

Shelby prend la parole et parle à nouveau du Super Bowl. Elle s’attarde sur la façon dont Prince a choisi les chansons : « il voulait créer une expérience, un choc pour le public. C’était le plus important pour lui et c’est pour cela qu’il a décidé de jouer Proud Mary, The Best Of You, ainsi que ses titres les plus emblématiques. » Elle ajoute que selon elle, Prince jouait les titres des autres mieux que ces derniers. Après une semaine de répétitions intensives, on annonce une pluie diluvienne le soir du concert. Prince resta calme : « pour lui c’était un effet spécial gratuit ». Il remercia profusément le groupe à la fin du concert, qui se déroula, selon Shelby, « exactement comme il l’avait prévu »… Un moment qui passa « à toute allure », inoubliable pour Shelby J… L’hagiographie princière tourne à plein. À raison, tant il est vrai que cette prestation démontre la maîtrise, la versatilité et le sens du spectacle de Prince.

Kip lui confie à quel point il est doux-amer de jouer sa musique sans lui… Mais c’est aussi exaltant « car nous ressentons ainsi son énergie« . Kip s’arrête avant d’avoir fini sa phrase et s’effondre en sanglots. Un silence empathique enveloppe la salle. Il reprend : « il allait à la rencontre des musiciens avec lesquels il jouait ; comme Miles Davis. J’ai envie de continuer cette culture de l’échange avec d’autres musiciens. »

Shelby J développe cette idée : « il était en évolution constante. Il ne se reposait jamais sur ses lauriers. C’était un collectionneur d’énergies, d’âmes. » Et c’est à son retour de faire écho au leitmotiv de cette Celebration : « il parvenait à trouver chez les autres ce qu’ils ignoraient posséder ». Cette capacité à révéler le potentiel caché de son entourage constitue définitivement un aspect essentiel de sa personnalité, un signe de son génie. Shelby poursuit : « il était libre et sans peur ».

Donna explique quant à elle qu’elle a eu la chance de jouer avec Prince à la fois dans un tout petit groupe et dans la plus grande formation de sa carrière. « 3rd Eye Girl était un lieu d’improvisation au sein duquel chaque musicienne était une soliste. Le NPG version « big band » (celui qui joua les deux premiers soirs de son dernier passage à Montreux) nécessitait que la musique soit plus arrangée. Et dans ce cadre, il a démontré qu’il était un chef d’orchestre de premier ordre (a « master band leader« ), à l’image d’un Duke Ellington« . À cet égard, Donna veut mettre en lumière « la grâce avec laquelle il partageait la scène. » Kip confirme : « il était toujours enthousiaste à l’idée de tirer le meilleur des gens ». « Oui » complète Shelby J, « il était généreux avec la lumière qui émanait de lui. Il nous demandait de toujours donner le meilleur de nous-même ; il instillait en nous la confiance en soi qui était la sienne. Il avait cette capacité à voir la grandeur qui était la vôtre avant même que vous ne la voyiez. »

Jim développe cette idée : « Prince s’entourait toujours de musiciens plus jeunes que lui. Considérez-vous que Prince était un mentor » ?

Shelby approuve sans réserve : « Prince était un professeur. Pas simplement de musique d’ailleurs. Il me dit un jour : ‘je te prépare pour ta carrière solo. Tu dois comprendre non seulement la musique mais également l’édition, la propriété intellectuelle, la production’… C’était un guide pour moi, un phare. Il l’est encore aujourd’hui. Face à une difficulté, je me pose souvent la question : que ferait Prince à ma place ? Il était extrêmement intelligent et cultivé. »

Donna confirme : « j’ai tellement appris musicalement à son contact. C’est un exemple pour moi. C’était un esprit indépendant qui m’influence encore. Ce que je retiens plus que tout le reste, c’est qu’en tant qu’artiste, il est nécessaire d’avoir une vision créatrice. Et qu’il convient de refléter cette vision dans tous les aspects de votre activité…Je m’efforce d’appliquer ce principe à mon tour » (On remarquera d’ailleurs lors du concert qui clôturera cette journée que sur chaque touche de sa guitare, entre chaque frette, elle a fait dessiner la silhouette d’un oiseau noir, hommage inspiré au « love symbol » qui ornait les guitares lyres de Prince.)

C’est sur cette note que s’achève ce panel aussi riche en enseignements qu’en émotions.

Le dernier repas

Il est temps pour mon groupe de rejoindre la tente blanche et d’y déjeuner. L’occasion pour nous de saluer Morris Hayes, Levi Seacer, Tommy Barbarella et deux des trois Game Boyz (l’absence de Kirky J n’est sans doute pas un hasard). Et, au détour d’une conversation avec Mr Hayes, d’apprendre que le NPG se déplacera pour une série de concerts en Europe, y compris à Paris. À l’aune de la qualité de celui auquel nous allons assister dans quelques heures, il ne faudra les manquer sous aucun prétexte. C’est aussi le temps des adieux. Mes compagnons d’odyssée me donnent leur adresse email ; j’en fais de même.

Prince : live

Le concert de fin approche. En attendant, on nous demande de nous installer dans le NPG Music Club, une plus petite salle de concert qui jouxte le Soundstage. Nous y attend un certain Scott, ingénieur du son qui a travaillé pour Prince en tant que responsable son (sound manager) du Park pendant quelques années. Il nous demande d’accueillir deux vétérans, Robert « Cubby » Colby (en charge du son des concerts de Prince pendant des années) et le frère de Bobby Z, David « Z » Rivkin, producteur et ingénieur du son dont le nom est bien connu des fans avides des informations figurant au dos des couvertures des disques de Prince (un sosie de son frère, bandeau de pirates et mains rouges et boursoufflées en plus)…

Scott commence par leur demander ce qu’ils faisaient dans leur vie professionnelle au moment où Prince leur proposa de travailler pour lui.

C’est Cubby qui prend la parole en premier. « Je travaillais à Chicago et venais de terminer d’accompagner un musicien sur sa tournée [on ne saura pas de qu’il il s’agit]. Je ne connaissais pas Prince. Un membre du staff de Prince me contacte en me disant que Prince souhaiterait que je travaille pour lui sur sa prochaine tournée. Intrigué, j’accepte de venir à Minneapolis. Arrivé sur place, on m’indique qu’il joue le soir même à l’Armory [gigantesque complexe musical et sportif où Prince a notamment enregistré le clip de 1999]. Je me déplace jusqu’à la salle. Et là, je le vois au travail, en pleine balance. Il passe d’un instrument à l’autre, règle tous les sons seul, avec minutie. Ça m’a fasciné. Je n’avais jamais vu quelque chose de pareil. Il n’était pas en train de frimer. Il s’occupait juste du son pour le concert. C’était normal pour lui. Je suis devenu accro dès cet instant. »

David Z lui nous explique qu’il était au côté de Prince depuis le début. Il travaillait dans un studio au nord de Minneapolis et il a vu débarquer un jour le « wonder kid » qui venait enregistrer ses premières démos. « Dès cette époque, il était là où personne ne l’attendait. Sa musique était inspirée par le RnB, mais il utilisait des progressions harmoniques, des suites d’accord complètement personnelles, qui ne ressemblaient à rien d’autre. C’était assez fascinant. » David nous raconte ensuite la participation de Prince à l’album 94 East, sur lequel Prince posa ses guitares. « Tout le monde était impressionné par sa maîtrise ».

Viennent ensuite les discussions avec Warner pour son premier contrat. La démo de quatre ou cinq chansons (David Z nous avoue humblement que sa contribution se limita à quelques conseils donnés à Prince pour mieux placer sa voix) qui leur avait été adressée les avaient laissés sceptiques. « Ils ne pouvaient pas croire que Prince soit seul derrière tous ces instruments. Les producteurs étaient tellement incrédules qu’ils demandèrent à voir Prince composer et enregistrer une chanson seul devant eux avant de se prononcer. Prince s’exécuta. Les responsables du label restèrent sans voix. »

Cubby continue à nous faire partager son admiration pour Prince. « Jour après jour, Prince déployait le même enthousiasme. Il voulait tout le temps se dépasser, atteindre le meilleur résultat possible. Et pour ce faire, il vous lançait un défi, vous plaçait hors de votre zone de confort, sans que vous vous en rendiez compte nécessairement. Il procédait de la sorte avec tout le monde. Et pas question pour vous d’être en retard : ‘si moi je suis à l’heure’ – et c’était toujours le cas – ‘ alors il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas pour toi aussi' ».

David Z insiste à quant lui sur l’originalité du musicien et reprend le fil de son propos précédent : « il composait de façon unique. Il cherchait toujours à apporter du neuf. Il utilisait des canevas musicaux classiques, mais y appliquait des accords étranges, inhabituels. » Puis David revient au thème de cette table ronde et nous narre les conditions de l’enregistrement de Purple Rain : le concert de charité au First Avenue ; l’enregistrement live grâce au studio portatif situé dans un petit camion qui se trouvait juste à côté du club ; le fait que personne ne savait qu’il allait utiliser ces prises pour l’album. David Z reste, des décennies après, subjugué par la vision du bonhomme.

Scott reprend la parole et pose une question qui, à la lumière de ce que nous avons appris sur Prince en l’espace de trois jours, est sur toutes les lèvres : « qu’est-ce qui le poussait à avancer ainsi tout le temps ? ».

Pour Cubby, la réponse ne fait aucun doute : « une soif de créativité. Il avait la capacité d’assembler une chanson à partir de morceaux de groove nés de sessions d’improvisations menées seul ou avec son groupe. Il créait en permanence. Il s’intéressait à tous les aspects de ses tournées ; pas seulement la musique mais aussi la production et  la logistique. On avait du mal à le suivre. Même lui parfois avait du mal à gérer sa propre créativité. »

I just want Ur extra time and your…

Pour illustrer l’originalité de Prince, David Z évoque ensuite le processus d’enregistrement de Kiss. À l’époque, David s’occupait de la production du disque de Mazarati avec Prince. Un matin, Prince dépose sur le bureau de David une démo de Kiss à la guitare. « C’était un groove sympa mais rien d’extraordinaire de prime abord ». David travaille à partir de cette maquette avec Mark Brown pour en faire un titre très produit, très électronique. Prince l’écoute et regarde David : « c’est trop bien pour vous les gars, je la reprends. » David poursuit : « mais Prince ne s’est pas contenté de reprendre notre version, qui contenait plus de 20 pistes différentes. Il n’en garde que 9 (ce qui est très peu), supprime la basse (comme sur When Doves Cry) et la réverbération. En gros, il retransforme la chanson en une simple maquette. Il présente ensuite le résultat à Warner et leur indique que ce sera un single du prochain album. Les dirigeants de Warner refusent : ‘ça ne ressemble à rien, ça ne marchera jamais ce titre’. Prince l’impose, avec le succès que l’on sait. » Pour David, ce que Prince a fait avec Kiss tient du génie : « il a laissé de l’espace dans la chanson pour que l’auditeur puisse se l’approprier ». On a qu’une seule envie à ce moment-là, c’est de se ruer sur Parade et d’écouter à nouveau ce titre.

Mazarati

David poursuit : « la musicalité de Prince nous a donné des ailes ; elle a créé une zone de confort pour tous les gens qui travaillaient à ses côtés » résume David, qui semble avoir été moins déstabilisé par les exigences de Prince que d’autres de ses collaborateurs. David évoque ensuite en quelques mots l’importance du Minneapolis Sound. « Prince avait compris que pour imprimer son style, pour développer ce funk électronique sans cuivre si particulier, il avait besoin de créer une armée ». Cubby complète : « Minneapolis était un cadre idéal pour cela. Comme Prince me le dit un jour : ‘c’est parfait ici ; le froid maintient les distractions et les gêneurs à distance' ». David Z poursuit : « c’est ça le concept original de Paisley Park. Créer une communauté de musiciens. »

The Prankster

Scott part ensuite à la chasse aux anecdotes. On ne va pas être déçu…!

Cubby se lance sans se faire prier : « Prince, c’était avant tout un homme avec une éthique de travail exceptionnelle et une vision. Mais c’était aussi un farceur. Un jour, j’étais en train de préparer ses guitares pour un concert et je n’avais pas eu le temps de déjeuner. Je m’étais acheté en vitesse une barre aux cacahuètes « Payday » (jour de paie) que j’avais posée sur un des amplis. Prince arrive, voit la barre et, sans gêne, la prend et commence à l’ouvrir. » Cubby nous raconte le dialogue avec Prince qui s’en suivit :

Cubby: Hold on, that’s my Payday! [non mais attends, c’est ma payday]

Prince: Nope, pay day is Friday. [ah non, le jour de paie c’est vendredi].

L’histoire ne dit pas si Prince rendit la barre. On imagine que non…

David Z se lance à son tour. Son histoire est savoureuse.

David Z était à Los Angeles pour s’occuper du mixage du film Under The Cherry Moon. Il arrive un matin au studio et sur le parking voit Prince et Michael Jackson en train de discuter. Prince s’adresse à Michael : « tu connais David ? » Michael fait oui de la tête. Avant même que David ne puisse dire quelque chose, Prince dit à David : « Michael est trop occupé pour te parler de toutes façons »… On le savait déjà, mais Prince avait manifestement l’art de mettre son entourage mal à l’aise…

Ils rentrent tous les trois dans le studio. Au fond de la salle se situait un écran géant sur lequel était projeté le film. À l’autre extrémité se trouvait la gigantesque table de mixage cinéma. Et au milieu de cette pièce trônait… une table de ping-pong. Prince demande à MJ s’il joue au ping-pong. Michael répond que oui. Ils commencent à jouer tranquillement. Au milieu d’un échange, Prince demande à Michael : « c’est bon, t’es chaud, on peut y aller » ? MJ ne se démonte pas et répond oui. Et à ce moment-là, Prince décoche un smash puissant en direction du visage de Bambi. MJ sursaute, se masque le visage avec ses deux mains et s’enfuit du studio en courant… Prince était hilare. »

Pour Touré, dans son livre I Would Die 4 U, ce comportement – habituel chez Prince et que l’on qualifiera, pour faire preuve de mansuétude, d’enfantin – est la trace d’une absence totale de maturité affective. Quoi qu’il en soit, on s’imagine la scène avec une certaine délectation … La salle est pliée en quatre évidemment.

Scott demande aux deux participants de conclure, après avoir raconté son anecdote à lui : un jour qu’il sortait d’une session d’enregistrement dans le Studio A, il prit sa voix de tête pour chanter – comme une casserole de son propre aveu – la chanson que Prince venait de graver sur une bande magnétique. Prince sort à son tour, le regarde et lui fait un « non » de la tête dont Scott se souvient encore.

Pour David, Prince élevait tout le monde vers le haut. « Il était tellement exigeant qu’après avoir travaillé avec lui, vous pouvez travailler avec n’importe qui. » Cubby n’est pas en reste. « J’ai plus appris avec lui qu’à l’école d’ingénieur du son que j’ai fréquentée. »

Le panel s’achève sur ces propos. Le dernier de cette Celebration. On est presque sonné par cette plongée dans le cœur de l’univers princier. On se dit que tout cela serait resté sans doute tu si Prince était encore vivant. On se dit que c’est étrange de ressentir sa présence avec autant d’acuité alors qu’il n’est plus là…

Joel remonte une dernière fois sur scène pour nous annoncer l’arrivée des NPG, accompagnés d’Ida et de Donna sur certains titres. On va vite s’apercevoir que la qualité de ce concert surpasse tous les précédents. Et que la patte de Graceland se fait désormais sentir…

We are the New Power Generation, we’re gonna change the World

C’est une formation inédite qui s’avance sur scène. Kirky J à la batterie, Mononeon à la basse, Levi à la guitare, Barbarella et Mr Hayes aux claviers, les deux autres Game Boyz (Tony à la guitare rythmique et Damon aux percussions) et les HornHeadz, la première section cuivre des NPG au début des années 90.

Ils ont répété. Le groove est puissant, la cohésion entre les musiciens évidente et le choix des titres va satisfaire tout le monde.

Les hostilités commencent avec Sexy MF. Levi Seacer Jr n’a rien perdu de sa maestria technique à la guitare (il se permet même de faire du scat sur son solo, comme à la grande époque) et Barbarella rejoue son solo quasiment note pour note. La salle hurle de plaisir. On s’amuse, avec toute la salle, à chanter « U sexy motherfucker » avec Tony M. On sait que Prince, depuis sa conversion aux Témoins de Jéhovah, avait installé dans le Park une « swear jar » ; elle aurait été pleine à la fin de la chanson.

Kip Blackshire monte ensuite sur scène pour prêter sa voix à Love 2 the 9s. Le timbre de Kip donne une couleur très RnB à cette chanson ronde et fluide, qu’on redécouvre avec plaisir. Il cède sa place à André Cymone pour un Pop Life impeccable. Svelte, élégant, cet homme né comme Prince en 1958 semble avoir quarante ans à peine.

Marva King officie ensuite pour un Cream moins pop et plus soul que l’original. La salle exulte, c’est un pur moment de bonheur musical et de communion joyeuse.

Sign O’ The Times ensuite, avec Kip en maître de cérémonie. Il n’a ni la présence ni l’intensité vocale de Prince mais la version est fidèle et respectueuse. Levi tape un solo monstrueux à la fin de la chanson sur une Fender Stratocaster noire et blanche. Et ensuite, les « oh weeee oh« , psalmodiés religieusement par une foule aux anges.

André Cymone remonte sur scène pour un Hot Thing un peu plus lent que l’original, un peu plus organique. C’est une réussite. Et les scansions des cuivres finissent de rendre hommage à cette chanson aussi minimaliste que riche. Cymone passe le relais à Blackshire pour un Do Me, Baby qui se garde bien de singer l’original. Kip lui imprime une totalité New Jack Swing qui va bien à ce titre. Il évite la voix de tête. C’est élégant.

Depuis le début de ce set, Mononeon colore le pourpre princier de son groove fluorescent. Cet improbable héritier de l’esprit dada (comme en témoigne son manifeste sur youtube) se contente pour l’instant d’accompagner chaque chanson avec déférence.

Il se cale sur le rythme imprimé par Kirk Johnson sans tricoter. Mais on ne perd rien pour attendre.

André Cymone reprend le flambeau pour If I Was Your Girlfriend et Money Don’t Matter 2nite dont les arrangements sont très proches des chansons originales. 2gether, tiré de l’album Gold Nigga, permet à Tony M de se mettre en avant. Les têtes vont de bas en haut, les gens dansent et lèvent les mains. Je me lance et essaie de convaincre mes voisins de chanter avec moi « N.P.G. in the muthafuckin’ house » (comme à la grande époque) mais malheureusement pas, je n’y parviens pas… Moment de solitude…

André Cymone se charge ensuite de rendre hommage à Uptown, dont il a participé à la composition. Il semble ému. Il enchaîne avec She’s Always In My Hair, qui convient très bien à sa voix chaude. Levi chauffe la salle à blanc avec un solo puissant et mélodieux. Retour à la case Gold Nigga ensuite avec Call The Law, qui permet à Damon de démontrer au public qu’il sait encore danser. C’est ensuite au duo Marva King – Kip d’entamer un Diamonds & Pearls qu’ils dédient à John Blackwell et Rosie Gaines, tous deux sujets à de graves problèmes de santé. La fin de la chanson est effectuée a capella et fait frissonner même les plus endurcis. Un petit intermède instrumental permet ensuite à Levi et Mononeon de se mettre en avant. On passe alors par la case Billy Jack Bitch, dont toute la salle reprend le refrain. Puis c’est au tour de Gett Off d’enflammer le public. On repense à la performance de Prince au MTV Awards et on sourit. Cette chanson nous offre le clou de la soirée, si ce n’est de la semaine. MonoNeon s’avance et nous gratifie d’un solo ahurissant. Ses doigts slappent si fort et si précisément sur sa basse qu’on a l’impression d’entendre des sons d’un piano électrique Clavinet. Rapidité d’exécution, sens du rythme et du groove, phrasé mélodieux, on est soufflé par tant de virtuosité. MonoNeon est un extra-terrestre.

André revient devant nous pour un Housequake qui transforme la salle en block party. Des spectateurs montent sur scène et s’efforcent tant bien que mal à faire le Housequake (car après tout il s’agit d’une danse, qui requiert que l’on frappe son pied par terre sur le deuxième temps et que l’on saute sur le premier (you put your foot down on the two, you jump on the one) !). Le fils de Tony M est de la fête. Les gens autour de moi semblent heureux. C’est peut-être parce qu’il s’agit du dernier concert de cette Celebration mais l’ambiance est légère et joyeuse.

Ida Nielsen arrive ensuite sur scène pour remplacer MonoNeon. Shelby la rejoint et entame avec Levi un U Got The Look très enlevé.

Le concert touche à sa fin et les musiciens entament un Kiss sur lequel officie Donna Grantis et qui fait hurler toute la salle. Après quelques mesures, Prince les rejoint sur scène. Enfin, une vidéo de Prince, projetée sur l’écran géant situé derrière la troupe… On savait que la technique, popularisée à Graceland pour Elvis, avait été utilisée lors du concert hommage du mois d’octobre 2016 à Minneapolis, mais on reste assez dubitatif. Est-ce une belle façon de rendre hommage au disparu et de continuer ainsi à faire vivre sa musique ? S’agit-il d’une faute de goût en nul point nécessaire ? À chacun de se faire son opinion.

Après Kiss, Purple Rain, toujours avec Prince en arrière-plan. Le Soundstage est baignée d’une lumière pourpre, Prince est là sans être là, les yeux sont humides. Ça chante juste, fort, à l’unisson. Tous les musiciens sont sur scène, devant nous, aussi émus que les spectateurs. La mélodie des violons de la fin de cette chanson unit tout le monde dans un dernier moment de communion. Elle cristallise l’admiration que tous ici vouent au natif de Minneapolis. Elle témoigne de la tristesse de l’avoir vu partir sans crier gare.

Les lumières se rallument. Certains dans la salle sont hagards. D’autres pleurent. C’est la fin. La parenthèse violette vient de se refermer. Tout le monde va pouvoir reprendre le cours normal de sa vie. On ressort de ce lieu si particulier avec une certitude : la vie de Prince fut, elle, tout sauf normale. Et de cela, nous pouvons tous lui en être reconnaissants.