Watch, learn, teach and repeat

C’est désormais une habitude, Damaris nous accueille avec quelques mots avant la projection qui inaugure cette troisième journée. Elle insiste sur les émotions ressenties la veille. Elle remercie à nouveau les participants. « Merci de préserver son héritage, de le faire vivre. Nous sommes tous ses émissaires. L’amour est la seule émotion dont la source ne se tarit jamais. La seule qui n’a pas besoin d’être enseignée. » Moins inspirée que la veille, Damaris continue néanmoins à travailler au dépassement du deuil. Ce qui frappe, c’est à quel point elle semble encore habitée par la présence de Prince.

Nous sommes conviés ce matin à visionner le dernier concert de la tournée Purple Rain, à Miami, le 7 avril 1985. Damaris nous rappelle que Prince avait demandé aux spectateurs réunis dans le stade de l’Orange Bowl de s’habiller en violet pour transformer ce dernier concert en un « bal pourpre ». Avant de s’effacer derrière les images, elle nous incite à nouveau à mettre en pratique cet adage tout droit sorti d’un cours de leadership pour cadres dirigeants : « regardez, apprenez, enseignez, répétez ».

« My name is Prince and I have come to play with you »

On imagine assez bien à quel point il doit être difficile de chauffer une foule de 55.000 personnes massées dans un stade de sport en plein air. Prince semble ne pas s’en soucier mais on comprend pourquoi il voulait passer à autre chose. Le concert répond aux canons de la tournée. Le set list habituel y est joué scrupuleusement. Néanmoins, Prince ne ménage pas ses efforts et déploie une énergie assez incroyable.

Le grain de l’image analogique fait penser à la vidéo de Syracuse. Le 4/3 nourrit la nostalgie. La grosse caisse de Bobby Z fait – littéralement – trembler le sol du Soundstage où nous nous trouvons. Si chaque autre instrument se détache suffisamment pour être audible, c’est en effet la batterie qui est mise en avant dans ce mix. Eddie M. vient souffler quelques notes à la fin de Let’s Go Crazy, Prince saute partout comme un cabri… La maestria du lutin fait sourire. La même débauche d’énergie enveloppe 1999 et Little Red Corvette. Il court partout et place sa voix avec une justesse qui ne flanche jamais. La prouesse du bonhomme laisse pantois. Take Me With U est expédié et se transforme rapidement en une grosse jam session, signe que Prince veut se libérer du carcan que les tubes de la bande originale lui imposent désormais. Cette volonté d’être libre, encore et toujours, prisme séminal de ses évolutions artistiques. Le long interlude musical qui suit cette chanson est heurté, théâtral, audacieux. Il ouvre la porte à Do me baby, Irresistible Bitch et Possessed, tripode libidineux et salace. Eric Leeds rejoint la partie fine. Ce qui est flagrant, c’est que Prince décide de prendre son public à contre-pied. Il se place sciemment à l’extérieur de l’univers du film sans qui, paradoxalement, ce stade serait sans  doute au trois quart vide…

Prince a commencé le concert à 100 miles à l’heure. Il fait un peu redescendre le rythme du métronome avec How Come U Don’t Call Me Anymore, face B qu’il va utiliser pour chauffer son public à blanc. « Do you think I’m nasty? You haven’t seen anything yet!« . Pourtant en 85, on en avait déjà vu pas mal… Il annonce Temptation (« une chanson de notre nouvel album »), sans vraiment la chanter. À la place, Prince propose à la génération X américaine propre sur elle de chanter avec lui sur une pompe bluesy jouée au piano électrique, celui qui désormais trône dans la Purple Rain Room, à quelques mètres de nous… Et alors que les premières notes de Let’s Pretend We’re Married se font entendre, la lumière se rallume, sèchement. Coitus interruptus… Décidément Graceland Holdings a bien appris la leçon du tease et de la frustration enseignée par feu le maître de ces lieux…

Damaris nous rejoint. Elle insiste sur l’humour du personnage avant de reprendre sa casquette de coach de vie : « nous utilisons trop souvent l’expression « je ne peux pas ». Alors qu’en réalité, nous pouvons. Cela dépend du niveau auquel on place le curseur… On ne tente jamais assez. En essayant, vous trouverez votre niche, ce qui est fait pour vous. Et ainsi vous changerez votre rapport au monde. L’autolimitation, c’est lorsque l’on se compare aux autres. Lui, cet écueil, il l’évitait. » Ce serait très facile de tourner ces propos en dérision. Hors contexte, ils frisent le ridicule, le prêchi-prêcha psycho à trois dollars cinquante. Mais ici, dans un endroit conçu par quelqu’un qui a scrupuleusement appliqué ces préceptes, les mots sonnent justes.

Music versus sound

Le prochain panel est sans doute le plus intéressant de cette Celebration (sauf peut-être pour ceux qui connaissent les différentes Master Classes de Susan Rogers disponibles désormais sur You Tube.)

Un journaliste local sympathique, proche de Prince, accueille sur la scène Susan Rogers, Chris James et Dylan Dresdow. Ces trois ingénieurs du son ont suivi Prince au jour le jour dans sa quête jamais assouvie de compositions.

Susan Rogers a travaillé avec Prince de 83 à 88. Le Vault, c’est un peu à elle qu’on le doit.

Chris James a participé à l’aventure Art Official Age et Plectrum Electrum. Il a aussi contribué à l’enregistrement du Hit’n Run Phase 2.

Dylan Dresdow (« 3D » dans le métier) a enregistré Back in Time de Judith Hill, le disque d’Andy Allo et les deux Hit’n Run.

Des collaborateurs qui ont accompagné Prince dans deux périodes d’intense création en studio.

La première question est simplissime mais tous ceux qui s’intéressent de près à l’artiste se la posent : « alors, c’était comment ? »

Pour Susan Rogers, désormais professeur d’université, « nous n’étions pas en présence d’un simple mortel ». Pas d’emphase dans le propos. On la sent sincère. Elle  a commencé sa carrière en tant que simple technicienne, sans éducation musicale derrière elle. « Avec le recul, aucune des personnes avec qui j’ai travaillé avant ou après ne lui arrive à la cheville ». Voilà, ça, c’est dit. « C’était un musicien, un homme d’affaires, quelqu’un qui enregistrait tout le temps« . Rogers insiste ensuite sur le processus assez original de création de ses albums : « Prince partait de trois chansons qui constituaient le cœur de l’album. Le reste venait compléter ce « nucleus » qui définissait l’identité musicale du projet. »

Chris James l’avoue sans ambages, il était fan avant de travailler avec Prince. Et il s’est vite rendu compte à quel point il avait raison de l’être : « Prince jouait aussi bien de chaque instrument que n’importe lequel des musiciens de studio avec qui j’ai travaillé » ; ça aussi, donc, c’est fait. Il illustre son propos : pendant la session d’enregistrement de l’album des 3rd Eye Girl, Chris incite Prince à placer un solo de guitare « rock » à la fin du morceau Screwdriver. Prince ne veut pas. Chris insiste. Prince le regarde un peu bravache. « Ok, tu veux un solo ? Branche-moi ma guitare. » Une seule prise suffira. Elle est sur l’album. « C’était aussi simple que ça »…

Pour 3D, Prince est le guitariste (quel que soit le nombre de cordes) le plus sous-estimé de toute l’histoire de la musique populaire. Rogers complète : « je me souviens d’une discussion que nous avons eu en 84, au Sunset Studio ; il me dit, avec de la frustration dans la voix : ‘Personne ne parle de mon jeu de guitare’… Il lui a fallu attendre des années avant de recevoir la reconnaissance qu’il méritait… »

La prochaine question est posée : « en quoi votre travail avec Prince a changé votre approche de l’enregistrement et de l’ingénierie sonore ? »

La réponse de Susan Rogers est riche. « L’enregistrement, c’est la combinaison de deux objets. Un objet sonique et un objet musical. Pour Prince, ‘on n’achète pas du son, on achète de la musique’. Donc le son était secondaire pour lui. Du coup, on a pris beaucoup de raccourcis pendant cette période. Il ne se souciait pas des erreurs techniques. Les innovations techniques, la compression, les nouveaux instruments, tout cela l’indifférait. » On est un peu surpris par la réponse lorsque l’on sait à quel point l’utilisation si originale de la Linn Drum Machine développée par Prince a révolutionné la musique électronique…

Pour Chris James, « Prince vous gâtait. Le son, il le créait avec ses mains. Il n’avait pas besoin d’effets, de compression. » 3D renchérit : « il utilisait des machines simples. Mais dans ses mains, elles devenaient autre chose… » Manière peut-être de relativiser les propos de Susan…

Le journaliste leur demande alors de partager avec le public leur plus beau souvenir de Prince.

Susan en a de très nombreux. « Prince était heureux après la fin de l’enregistrement de Around The World In A Day. Les chansons furent créées et enregistrées à toute vitesse, dans un hangar. Les musiciens étaient sur une scène, moi au milieu de la pièce avec les consoles. Le son était très mauvais mais Prince ne s’en souciait guère. Il était jeune et heureux. Heureux de s’être libéré du poids du succès de Purple Rain. Heureux d’être libre. C’était le printemps de sa vie. » résume-t-elle joliment.

Chris James nous révèle qu’en 2012, Prince avait une grande soif d’enregistrer. Pendant 10 mois, Prince n’a pas arrêté de composer, de jouer et d’enregistrer. Ce qui est sorti sur disques pendant cette période ne constitue qu’une très petite partie de ce qui été créé pendant cette période…

La prochaine question révèle à quel point cette Celebration en est une, à quel point ces panels n’ont vraiment pas pour objet de porter un regard critique sur Prince (pour cela, je ne peux que vous inciter à vous procurer I Would Die 4 U, de Touré, livre qui porte un regard perçant, admiratif mais distancié sur l' »étrange chat » (strange cat) qu’il était) : « n’était-ce pas trop difficile de travailler avec votre idole ? » (et là, mon cynisme germanopratin reprend le dessus : « sérieusement ?!!! »)… 3D se jette sur l’occasion pour narrer complaisamment une discussion entre lui et Prince dans une Cadillac noire à propos de Baltimore, qu’il venait de lui faire écouter pour la première fois (apparemment Prince était coutumier du fait, il testait souvent ses nouvelles chansons dans cette voiture). Prince demande à 3D ce qu’il en pense. 3D lui répond en dressant le panégyrique de cette protest song écrite en hommage à Freddie Gray et au mouvement Black Lives Matter, aussi importante selon 3D que What’s Going On de Marvin Gaye ou Blowin’ In the Wind de Bob Dylan, autre natif de Minneapolis (on reste sceptique tout de même) : « I’m glad U get it » lui répondit-il. On est ravi pour 3D.

Fort heureusement, la question suivante va nous apporter des informations un peu plus précieuses sur le processus créatif de Prince : « comment se préparait-il pour ses enregistrements ? »

C’est Susan Rogers qui prend la parole. « Prince était toujours en mouvement. Lorsqu’il n’était pas en compagnie de sa conquête du moment, lorsqu’il n’assistait pas à une réunion professionnelle, il jouait de la musique. Vous connaissez cette règle de la « dedicated practice » [popularisée par Malcolm Gladwell – NDLR] selon laquelle, pour maîtriser un sujet (une langue étrangère, un instrument de musique, les échecs, etc.), il vous faut y travailler pendant 10.000 heures ? Et bien pour ce qui concerne Prince, vous pouvez rajouter un zéro. » Ce n’est décidemment pas aujourd’hui que Susan Rogers dévoilera la face noire du Cygne… « Parfois il allait danser au First Avenue pour les Funk Nights avec sa copine d’alors. Il retournait après en studio avec elle. Il enregistrait jusqu’à l’aube, ne se rendant même pas compte que celle-ci était partie depuis longtemps. »

Chris confirme : « pendant cette session ininterrompue de 10 mois de travail, je ne l’ai vu dormir que très rarement. Il travaillait 16 heures de suite, puis allait faire ce qu’il appelait ‘une sieste’ de quelques heures avant de revenir enregistrer. » Les aides médicamenteuses ou psychotropes pour lui permettre de tenir ne sont bien entendu pas évoquées, mais on ne peut s’empêcher de penser que, peut-être, il y avait recours…

« Et comment abordait-il les changements technologiques ? » demande ensuite le journaliste. 3D explique qu’il faisait preuve d’une assez grande résistance en la matière car « il ne voulait pas sonner à la mode. Non, je retiens surtout son stakhanovisme : lorsqu’on travaillait, on occupait toujours deux studios en même temps, un pour l’enregistrement, l’autre pour le mix. Il pouvait passer de l’un à l’autre pendant 36 heures d’affilée sans s’arrêter. » Si l’on voit bien que la Celebration 2017 est là pour construire la légende, on a du mal à ne pas croire ce que l’on entend.

De manière assez pataude, le journaliste demande ensuite à Susan Rogers si Prince se comportait différemment avec elle parce qu’elle était une femme. Le regard médusé de Susan en dit long sur ce qu’elle pense de cette question. La salle est à l’unisson, on entend un murmure désapprobateur un peu partout autour de soi. « Il ne me traitait ni comme une femme, ni comme un homme. Pendant quatre ans, j’étais à son service ; ni plus ni moins. Prince ne s’en cachait pas. Il m’arrivait parfois de me plaindre ; je lui dis même un jour que j’aurais aimé pouvoir passer du temps avec mes amis. Il sembla sincèrement surpris : ‘mais Susan, tu n’as pas d’amis, tu travailles pour moi‘ répondit-il calmement… J’étais son ingénieur du son, c’est tout… »

Chris se contente de rajouter que dans son monde, vous étiez censés être à sa disposition à tout moment. « Je me suis tellement contenu que je me suis interdit de lui poser mille questions »… 3D prend le relais : « de toute façon, lorsque vous travaillez avec lui, l’intensité est telle que vous n’avez pas l’espace mental pour réfléchir à ce que vous faites, pour laisser libre court à l’introspection. Vous êtes entraînés par un flux constant d’activité… »

Les ingénieurs reviennent à leur sujet de prédilection en cette fin de table ronde, le son… 3D indique que pour les albums de Judith Hill et d’Andy Allo ainsi que pour le second Hit’n Run, Prince souhaitait obtenir un son organique. « Je veux que l’on puisse entendre le groupe jouer sur le disque ». Susan Rogers confirme : « Prince n’était pas très intéressé par les ‘nouveaux sons’ ; et d’ailleurs, si son style a beaucoup évolué de Purple Rain au Black Album (le dernier disque sur lequel Rogers a travaillé), le son est resté très proche. Il a utilisé les mêmes machines de 84 à 88. La seule chose qui changeait pendant cette période était la façon dont il les utilisait. » On s’arrête un moment pour se dire que c’est sans doute là que réside une des facettes les plus marquantes et originales du génie de Prince.

Chris James insiste sur le fait qu’il ne faisait que suivre un mouvement impulsé par Prince. Il suffisait de dix minutes à Prince pour imprimer sa marque sur des enregistrements bruts. Il travaillait extrêmement vite. Plus vite et mieux que n’importe quel ingénieur du son. Alors forcément, lorsqu’il s’agit de travailler pour des autres, c’est très compliqué… Rogers acquiesce : « on est obligé de retourner à la réalité »… À l’écoute de ces récits, on est partagé entre effarement et espoir ; l’espoir que ces moments-là ont été filmés et qu’un jour ils seront offerts au monde.

La dernière question porte sur l’importance de Paisley Park. Susan Rogers a participé à l’élaboration du lieu, qu’elle décrit comme un lieu créé par Prince « pour ses équipes, pour lui et pour ses fans »… Ce lieu lui a permis de réaliser nombre de ses rêves. » « C’est un patrimoine incroyable » surenchérit 3D.

« C’est de mon devoir de partager ces histoires » conclue Susan Rogers avant d’aller, vêtue d’un pull noir et d’un pantalon large couleur pêche, signer quelques autographes.

Paisley Park is in your heart

Le prochain panel aborde un sujet a priori technique mais qui va permettre au public de comprendre encore mieux l’univers du Kid de Minneapolis. S’avancent sur la scène deux cinquantenaires, Sal Greco et Mark ‘Red’ White. C’est de Paisley Park, le complexe, dont il va être question. Mark White, natif de Chanhassen, était le premier « Facility Director » du lieu. Sal, New Yorkais à l’accent de Brooklyn si caractéristique, en était son « Chief Technical Coordinator« . Derrière ces titres ronflants se cachent deux rôles assez simples : Mark était en charge de gérer les locaux au quotidien. Sal lui s’occupait des studios.

Les deux nous expliquent en guise d’introduction que le lieu a failli ne pas être construit ici. Il devait l’être à Eden Prairie, à quelques kilomètres à l’est, mais la mairie refusa de donner carte blanche à Prince et son équipe pour la construction du complexe. Il y avait un plan d’urbanisme, et pas question d’y déroger. Chanhassen était à l’époque encore moins développée qu’aujourd’hui : un bar, une route à deux voies, des vaches et de la boue. La mairie se montra très arrangeante : « vous faites ce que vous voulez ». (On apprendra plus tard dans le courant de la table ronde que ce fut plus compliqué que cela.)

Sal Greco révèle d’abord que Paisley Park devait être à la fois un complexe multimédia et une « communauté artistique » : le bâtiment rond situé à droite de l’immeuble principal était destiné à abriter des appartements pour les musiciens avec lesquels Prince travaillait. Mise en application de l’utopie décrite dans la chanson qui inspira l’endroit… Mais ce projet ne vit jamais le jour, pour des raisons de permis semble-t-il. (Graceland Holdings projetterait de convertir ce bâtiment, aujourd’hui à l’abandon, en un « boutique hotel » pour les visiteurs du musée…)

Sal Greco explique que Paisley Park était destiné à être utilisé par des tiers. Films, publicité, répétitions de spectacle, enregistrements : l’endroit était très souvent loué. Pendant longtemps, ce fut le cas. Mais Prince finit par ne plus supporter le fait de ne pas avoir un accès immédiat aux trois studios du complexe. Avant d’être embauché par Prince, Sal travaillait aux studios Electric Lady Land à New York. Séduit par l’idée, il accepta l’offre qui lui fut faite. À son arrivée sur place, l’attendait son contrat de travail. Le montant était plus important que celui qui avait été négocié. Il demanda pourquoi et on lui montra une stipulation qui y avait été ajoutée : la fin du contrat était fixée à la plus lointaine des deux dates suivantes : six mois à compter de la signature et la date de fin des travaux. Ces derniers devant durer dix-huit mois tout au plus, Sal accepta. Si Paisley Park fut ouvert le 11 septembre 1987, les travaux furent achevés 12 ans plus tard…

Greco s’attarde ensuite sur les studios. Ils furent construits à l’identique de ceux d’Electric Lady Land, avec plusieurs améliorations. Le studio A est un sarcophage de béton, alors que le B est fait de bois uniquement, de sorte que le son ne soit pas le même. Les plans du complexe changèrent assez souvent ; l’objectif était simple : permettre à Prince de bénéficier d’une complète liberté artistique. Il voulait pouvoir tout faire, à tout endroit, tout le temps. À titre d’exemple, Sal nous révèle que chaque pièce dispose de prises jack permettant de connecter n’importe quel instrument au studio B. Dès 1987, il espérait qu’un jour le wireless changerait la manière dont les musiciens travaillent…

« Red », lui, s’attarde sur un aspect particulier de la relation professionnelle qu’il a entretenue pendant près de 10 ans avec le propriétaire des lieux (il quitta le Park en 1994) : Prince l’a poussé à faire des choses dont il ne se serait jamais senti capable : « ne me dis jamais : ça n’est pas possible. Trouve-moi des solutions ». Il est frappant de remarquer que tous les intervenants insistent sur ce point : syndrome de Stockholm ? Reconstruction idéalisée d’un passé douloureux marqué par les caprices d’un perfectionniste insensible aux autres ? Message marketing instillé aux participants par Graceland Holdings ? Reconnaissance sincère ? Difficile à dire. Mais la coïncidence est troublante et on se surprend à croire qu’en effet, Prince avait la capacité de révéler le potentiel caché des gens qui travaillaient pour lui.

Sal nous livre ensuite quelques anecdotes dont on ne sait si elles sont toutes exactes : Paisley Park a fait sauter les plombs de l’ensemble de la ville de Chanhassen. Un feu gigantesque a été évité de justesse. Un jour où Prince jouait de la basse dans le Studio B, il s’amusa à tenir une note le plus longtemps possible. Résultat : tous les carreaux des toilettes adjacents éclatèrent. Prince aimait assister aux sessions d’enregistrement des groupes qui louaient le Studio A. Prince resta une fois cinq jours d’affilée en studio. Et la plus drôle de toutes : Prince partait en tournée et le management du Park avait loué l’ensemble des parties publiques du complexe à Michael Jackson pendant six mois pour une somme très importante. Prince l’apprit trois jours avant son départ en tournée. Sa réaction fut sans appel : « Michael Jackson ne met pas les pieds ici ».

Red se souvient avoir reçu un appel de Prince un jour de tempête de neige (une des pires à s’être abattue sur le Minnesota).

Prince : Red, tu as un camion tout terrain n’est-ce-pas ?

Red : oui, mais tu as vu le temps ?

Prince : vient me chercher, j’enregistre aujourd’hui.

Red : vraiment ?!

Prince : vraiment.

Red s’exécute. Arrivé à Paisley Park, Prince se rend compte qu’il n’y a personne. Il ne comprend pas. Red lui rappelle que c’est l’apocalypse dehors. Prince demande alors à Red de le ramener chez lui. Cette anecdote fait penser à celle racontée par Matilda May dans le documentaire « Mon Prince m’a quitté. » A la question « as-tu passé un bon Noël ? » Prince lui répondit : « non, personne n’a voulu travailler avec moi ce jour-là ».

Sal raconte qu’un jour, un incident technique eut pour conséquence de sectionner les bandes d’un enregistrement qui venait de se terminer. Prince repasse dans le studio et voit Sal et les techniciens par terre, paniqués, en train de ramasser les bouts de bandes magnétiques. Prince regarde Sal et lui dit : « fix this » (vous me réparez ça). Plusieurs heures de recollage minutieux et de repassage plus tard (car en effet, à cette occasion, Sal a découvert que les bandes peuvent se repasser au fer), l’ensemble de la session était sauvé, à l’exception d’un coup de cymbales.

Dernière pour la route, Sal se souvient un jour avoir vu un ingénieur du son chevronné qui venait d’être embauché par Prince prendre la liberté de faire de la post-production sur un des morceaux qu’il venait d’enregistrer. Prince découvre le résultat et, froidement, demande à Sal de tout effacer sauf les pistes originelles, sous les yeux médusés de l’impertinent. Sans s’adresser à ce dernier ni lui offrir le moindre regard, il lâche à Sal un « fire him » (vire-le) glacé et s’en va.

Red et Sal concluent tous les deux en louant la capacité de Prince de pousser ses collaborateurs en dehors de leur zone de confort. De leur faire réaliser que tout est possible. Cette plongée dans le cœur de la machine Paisley Park laisse songeur. On est partagé entre la stupéfaction devant la démesure totale du personnage et l’admiration devant sa volonté de n’accepter aucune compromission, de rejeter tout ce qui pouvait entraver son travail et son désir (ou besoin irrépressible) de créer.

What time is it?!!

La journée prend fin avec le concert de Morris Day and The Time. Une prestation sans surprise mais qui tient toutes ses promesses. Le set list n’oubliera aucun des classiques du groupe et des albums solos de Morris :

Get It Up, Cool, Pandemonium, Chocolate, Wild & Loose, The Stick, Fishnet, Oak Tree, 777-9311, Girl, Gigolos Get Lonely Too, Ice Cream Castles, The Walk (avec une pointe de D.M.S.R). The Bird.

Le show est calibré, joyeux. Morris Day fait du Morris Day : il s’excuse de commencer Gigolos Get Lonely Too depuis les coulisses, car il est « encore à moitié nu ». Il organise un concours de danse sur scène d’une vulgarité rare (on repense au commentaire de Wendy lors de la table ronde du matin) mais qui reste bon enfant. Il se moque de lui-même, en expliquant qu’il ne transpire pas mais qu’il « condense » comme une bouteille de champagne qu’on sort du frigo lorsqu’il fait chaud.

Les musiciens se laissent aller à quelques digressions qui sont autant d’hommages au Minneapolis Sound.

Pas de pathos, on salue l’Absent dans l’allégresse. La salle est aux anges. Les larmes de la veille sont oubliées. What time is it?!!

Eric Fiszelson