Eric Dolphy
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La sonorité du saxophone d’Eric Dolphy c’est un cri lourd, ample et croissant, si proche de la voix humaine que celle-ci fait figure de déchirure suraiguë sans vie près des éructations de cet instrument-là. Dolphy c’est tout d’abord une silhouette malingre et une peau, non pas noire mais bleue, une chair de poule grêlée de pointillés noirs jusque dans la barbe en frisottis poivre et sel… ses allures de chat pelé, avec son bonnet miteux sur le crâne, semblant toujours à deux doigts de tomber en poussière, cet air aussi de voyou de gouttière orgueilleux qui ne s’en laisse pas conter sous des dehors chétifs…
Le son de Dolphy c’est un tissu finement tramé et si élégamment brodé à la base, qu’on pourra improviser dessus le plus alambiqué, le plus extravagant et le plus tourneboulant des fouillis, exercer son chaos harmonique par grandes éjaculations paradoxales – constellation et catacombes – ébranlant ces bonnes vieilles fondations de notre jazz bénit… Dans le même ordre d’idées, un solo de Dolphy n’est plus un solo mais un séisme, une secousse tellurique dont les giclées grenat viennent maculer comme une hémorragie le cadastre mélodique qu’on avait délimité au départ…
Sur scène il entre sans s’annoncer, royal et cacochyme, à vingt-cinq ans déjà il paraît usé et mourant, toujours légèrement courbé et émoussé par le fardeau des siècles, et semblant soutenir tout le poids de la mémoire des noirs… j’ai cette ancienne vision télévisuelle d’Eric Dolphy revêtu d’un simple pantalon de treillis chiffonné et d’une chemise ouverte dont les pans bariolés et fluides lui flottaient nonchalamment sous les aisselles en dévoilant le petit torse nu et noueux, les abdos en rang serré asséchés par la faim et les pectoraux plats comme des figues, je pense qu’il jouait « Status seeking », ce n’importe quoi venu de quelle planète funk abstraite, et menant la rythmique d’un train d’enfer de tous les anges… aucune trace visible de divin en Dolphy mais un saxophone poussant sans discontinuer d’étranges hurlements comme à l’apparition des esprits ou des spectres, et donc cette question du divin reste indubitablement posée…
La musique de Dolphy – termitière et parturiente ou vague de fange suprême – est comme un bidonville placé au centre du monde. Ses hoquets de rage pure, ses brusques complexités concrètes et ses dédales, toutes les routes qu’elle ouvre à la machette et les détours qu’elle suppose, les ressources qu’elle offre aux relais futurs, tout cela couvre une si gigantesque surface encore inemployée… Dolphy c’est le triomphe de la densité, renforcée à chaque centième de seconde par la prédominance du plein face aux résidus morts du néant…
En fait, c’est peut-être le déchet des hommes qui est vomi par le sax de Dolphy. Cette musique est une invraisemblable boursouflure individualiste et maniaque dont les matériaux hétéroclites s’imbriquent ou non les uns dans les autres, si c’est oui tant mieux mais si c’est non c’est encore de la musique, obéissent ou non aux injonctions de leur géniteur – si c’est oui… – mais poussés à leurs extrémités ils en viennent à former un bloc indépendant et homogène, au bout du compte.
Bien sûr l’art de Dolphy est par essence proliférant et névropathe : dès le premier accord ça pullule de notes travaillant chacune pour elle-même, de bruits inventés par de fausses trompettes bouchées ou de vraies inflexions lumineuses et légères – Dolphy était aussi clarinettiste – ses bouquets de fanfares détournées, ses grappes d’or en cascades pour apaiser la soif éternelle de la quête ultime… La musique de Dolphy, ne l’oublions pas, est nourrie d’influences certes non identifiables mais issues de courants bien précis… le jazz ne dort jamais que d’un œil, souvent sa lippe léonine frémit ou ses paupières tremblent un peu, il peut se réveiller, un jour il va se réveiller…
Quand Dolphy éructe son dépit une combustion instantanée fait chauffer illico la marmite, un truc imperceptible presque mais qui lui confère un cachet unique, reconnaissable entre tous, là le swing est très loin mais c’est un mouvement qui le maintient aussi jusqu’à ce point de rupture au-delà duquel le commun des mortels perdrait le sens de la mesure… le Free de Dolphy, au contraire d’un Jan Garbarek sans doute, n’est pas le fruit tout sec d’une alchimie sophistiquée, mais d’un équilibre toujours précaire, sans cesse compromis, et persistant malgré les accidents de parcours à se délimiter un territoire qui lui soit propre… ou alors, le fragment indistinct de quelque catastrophe toute proche, l’annonce peut-être d’une mousson chez ce petit frère de l’Afrique et de l’Asie mêlées, le signe avant-coureur d’un chaos assumé…
On est saisi de vertige et comme pris dans un vaste va-et-vient d’accordéon dont les soufflets ne sont jamais d’accord. Et dans ce tohu-bohu jaillit et tourbillonne une sarabande d’aspects inédits, d’angles d’écoute bizarres, de perceptions aptes à inspirer désirs moites et trouille de petite fille dans le noir… grondements menaçants, lignes courbes échappant aux contours de la gamme, échafaudages tarabiscotés aux créneaux déglingués, tous ces machins biscornus qui firent tellement peur, en leur temps, aux propriétaires auto-proclamés des bastions du « Grand Jazz » et chamboulèrent tout ensuite. Jusqu’aux consciences elles-mêmes.
Le son de Dolphy c’est un tissu finement tramé et si élégamment brodé à la base, qu’on pourra improviser dessus le plus alambiqué, le plus extravagant et le plus tourneboulant des fouillis, exercer son chaos harmonique par grandes éjaculations paradoxales – constellation et catacombes – ébranlant ces bonnes vieilles fondations de notre jazz bénit… Dans le même ordre d’idées, un solo de Dolphy n’est plus un solo mais un séisme, une secousse tellurique dont les giclées grenat viennent maculer comme une hémorragie le cadastre mélodique qu’on avait délimité au départ…
Sur scène il entre sans s’annoncer, royal et cacochyme, à vingt-cinq ans déjà il paraît usé et mourant, toujours légèrement courbé et émoussé par le fardeau des siècles, et semblant soutenir tout le poids de la mémoire des noirs… j’ai cette ancienne vision télévisuelle d’Eric Dolphy revêtu d’un simple pantalon de treillis chiffonné et d’une chemise ouverte dont les pans bariolés et fluides lui flottaient nonchalamment sous les aisselles en dévoilant le petit torse nu et noueux, les abdos en rang serré asséchés par la faim et les pectoraux plats comme des figues, je pense qu’il jouait « Status seeking », ce n’importe quoi venu de quelle planète funk abstraite, et menant la rythmique d’un train d’enfer de tous les anges… aucune trace visible de divin en Dolphy mais un saxophone poussant sans discontinuer d’étranges hurlements comme à l’apparition des esprits ou des spectres, et donc cette question du divin reste indubitablement posée…
La musique de Dolphy – termitière et parturiente ou vague de fange suprême – est comme un bidonville placé au centre du monde. Ses hoquets de rage pure, ses brusques complexités concrètes et ses dédales, toutes les routes qu’elle ouvre à la machette et les détours qu’elle suppose, les ressources qu’elle offre aux relais futurs, tout cela couvre une si gigantesque surface encore inemployée… Dolphy c’est le triomphe de la densité, renforcée à chaque centième de seconde par la prédominance du plein face aux résidus morts du néant…
En fait, c’est peut-être le déchet des hommes qui est vomi par le sax de Dolphy. Cette musique est une invraisemblable boursouflure individualiste et maniaque dont les matériaux hétéroclites s’imbriquent ou non les uns dans les autres, si c’est oui tant mieux mais si c’est non c’est encore de la musique, obéissent ou non aux injonctions de leur géniteur – si c’est oui… – mais poussés à leurs extrémités ils en viennent à former un bloc indépendant et homogène, au bout du compte.
Bien sûr l’art de Dolphy est par essence proliférant et névropathe : dès le premier accord ça pullule de notes travaillant chacune pour elle-même, de bruits inventés par de fausses trompettes bouchées ou de vraies inflexions lumineuses et légères – Dolphy était aussi clarinettiste – ses bouquets de fanfares détournées, ses grappes d’or en cascades pour apaiser la soif éternelle de la quête ultime… La musique de Dolphy, ne l’oublions pas, est nourrie d’influences certes non identifiables mais issues de courants bien précis… le jazz ne dort jamais que d’un œil, souvent sa lippe léonine frémit ou ses paupières tremblent un peu, il peut se réveiller, un jour il va se réveiller…
Quand Dolphy éructe son dépit une combustion instantanée fait chauffer illico la marmite, un truc imperceptible presque mais qui lui confère un cachet unique, reconnaissable entre tous, là le swing est très loin mais c’est un mouvement qui le maintient aussi jusqu’à ce point de rupture au-delà duquel le commun des mortels perdrait le sens de la mesure… le Free de Dolphy, au contraire d’un Jan Garbarek sans doute, n’est pas le fruit tout sec d’une alchimie sophistiquée, mais d’un équilibre toujours précaire, sans cesse compromis, et persistant malgré les accidents de parcours à se délimiter un territoire qui lui soit propre… ou alors, le fragment indistinct de quelque catastrophe toute proche, l’annonce peut-être d’une mousson chez ce petit frère de l’Afrique et de l’Asie mêlées, le signe avant-coureur d’un chaos assumé…
On est saisi de vertige et comme pris dans un vaste va-et-vient d’accordéon dont les soufflets ne sont jamais d’accord. Et dans ce tohu-bohu jaillit et tourbillonne une sarabande d’aspects inédits, d’angles d’écoute bizarres, de perceptions aptes à inspirer désirs moites et trouille de petite fille dans le noir… grondements menaçants, lignes courbes échappant aux contours de la gamme, échafaudages tarabiscotés aux créneaux déglingués, tous ces machins biscornus qui firent tellement peur, en leur temps, aux propriétaires auto-proclamés des bastions du « Grand Jazz » et chamboulèrent tout ensuite. Jusqu’aux consciences elles-mêmes.
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ah, bonne idée, merci...Gyzmo a écrit :Je ne sais pas pourqoi, mais j'imagine bien qu'un de tes posts portera sur Max Roach dans les prochains jours
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c'est un saxophoniste à la tête d'un quartet, non ? mais je ne connais pas sa musique... tu peux m'en dire plus peut-être ?stephan a écrit :Je connais mal Dolphy mais parlé de cette façon cela donne envie. Aimes-tu charles lloyd?
CIAO CIAO
8)
oui sur LLOYD, effectivement, il joue en quartet. Keith jarrett à ses début à fait plrs tournées avec lui. Tout comme Jarrett, il est produit mar ECM. Son dernier album "juming the creek" est un régal. Je l'aime aussi en duo, musique minimaliste avec Billy higgins sur l'album "which way is est". Mélange de percu, sax, piano : une sorte de recherche, reflexion musicale.
Bref, c'est un grand monsieur qui tourne encore. Sortie l'an passé d'un DVD live à Montréal.
Je pense que tu vas aimé. (si tu aime les production ECM, tout comme moi!!
CIAO CIAO
Bref, c'est un grand monsieur qui tourne encore. Sortie l'an passé d'un DVD live à Montréal.
Je pense que tu vas aimé. (si tu aime les production ECM, tout comme moi!!
CIAO CIAO
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je crois que je sais où vont passer mes prochains euros... merci du renseignement !
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à smoochyland ?JpweB a écrit :Une année je suis allé à un barbecue en sa mémoire.
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nan, à PoodleLand, près de la Dwarf NebulaPhilippe Nollet a écrit :à smoochyland ?JpweB a écrit :Une année je suis allé à un barbecue en sa mémoire.
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tu n'as pas un ecureuil qui t'a ecorché la gueule ??
j'ai decouvert dolphy grace au titre de Zappa
depuis j'ecoute regulierement les quelques disques que je possede
du mister
un grand nom de la musique sans conteste
j'ai decouvert dolphy grace au titre de Zappa
depuis j'ecoute regulierement les quelques disques que je possede
du mister
un grand nom de la musique sans conteste
Ya pas de koi!!!Philippe Nollet a écrit :je crois que je sais où vont passer mes prochains euros... merci du renseignement !
En tout cas, je te dois un grand bravo pour les textes que tu as posté ces dernier temps dans le topic "musique". Tu réussis à transporter les gens comme si on écoutait les artistes jouaient. BRAVO.
Bonne fêtes.
CIAO CIAO :lol:
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Tain j'étais en train de chercher dans les entrailles du forum un topic sur le jazz afin d'avoir des renseignements sur E. Dolphy, je tape son nom par hasard dans la fonction "recherche" et vlà-t'y-pas que je tombe sur un topic consacré au monsieur.
Merci Philippe, je m'en vais lire ta prose sur le champ.
Ah oui et je vous conseille à tous d'écouter "Out to Lunch" : moi je l'ai fait ce week-end et plus je l'écoute, plus le skeud me paraît fascinant.
Merci Philippe, je m'en vais lire ta prose sur le champ.
Ah oui et je vous conseille à tous d'écouter "Out to Lunch" : moi je l'ai fait ce week-end et plus je l'écoute, plus le skeud me paraît fascinant.
Nobody broke your heart, you broke your own because you can't finish what you start
C'est Eric Dolphy qui conduit l'orchestre sur l'album de John Coltrane "the complete Africa/Brass sessions.
J'aime...
Vous me donnez envie de plonger dans l'écoute de cet album. Je vais me le mettre demain soir.
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Vous me donnez envie de plonger dans l'écoute de cet album. Je vais me le mettre demain soir.
Modifié en dernier par stephan le 15 mars 2006, 01:13, modifié 1 fois.